Arlequineries

Le précédent billet parlait de cœurs et d’étoiles peintes sur des enduits de maisons paysannes. On ne sait pas quand ils furent peints  et pas davantage si des motifs de genre étaient, à des époques données et statistiquement parlant, très nombreux. Peut-être leurs auteurs étaient-ils traités de fous par leurs voisins, et ont-ils pu agir grâce à l’impunité accordée aux idiots de village. Qu’importe, leur rareté actuelle et leur état de dégradation avancée confèrent à ces fragments de décor tous les attributs de l’ « authenticité » et par bonheur il s’est trouvé des bénévoles pour les conserver et restaurer spontanément.

Cela invite à regarder d’un autre œil les décors contemporains sur les maisons à pans-de-bois, en particulier les arlequineries. Ce néologisme formé pour la circonstance désigne l’habillage des maisons en costume d’Arlequin. Dans cet art dont les exemples sont peu nombreux, les lignes des pans de bois constituent les coutures des pièces colorées chacune différemment. Contrairement au patchwork, c’est la structure ou l’idée de la structure et non les morceaux qui orientent le dessin.

J’en donne deux exemples et suis volontiers preneur d’autres que pourraient m’indiquer les lecteurs. A Magstatt-le-Haut, l’habitant a peint chaque panneau d’une couleur différente, vive et soulignée d’un liseré blanc le long des poutres. On peut douter qu’un coloriste professionnel du patrimoine se soit mêlé de la chose, mais elle est intéressante et drôle. Dans un côté d’une rue peu passante, elle n’agresse les yeux de personne et ménage une surprise. On a le droit de la trouver laide, mais l’est-elle davantage que les rues carnavalesques de certains de nos villages touristico-viticoles ?

Second exemple sur la rive allemande du Rhin, à Wittenweier, où l’originalité est revendiquée dans la très jolie rue du village, face à l’église. On est face à quelque chose de moins brut et spontané qu’à Magstatt-le-Haut. L’exécution est soigneuse et résulte peut-être d’un dessin préalable. Apparemment le problème esthétique à résoudre était le déséquilibre du massif pignon en pan de bois par rapport au rez-de-chaussée en maçonnerie, ce qui est un cas assez fréquent. Généralement,  lors des remises en peinture, on a tendance à sur-souligner la partie en pan-de-bois en y apposant les couleurs les plus voyantes, et à neutraliser la partie en colombage. Le parti adopté ici est exactement inverse et donne lieu à une arlequinerie sur le pourtour du rez-de-chaussée qui trouve son écho sur la clôture en lattes et différents objets dans le jardin.

 

On aura compris que je ne fais pas de ces choses un modèle. Mais l’idée de rapiéçage un peu enfantin de ces petits bouts mis ensemble est touchante. Un peu comme si la vie d’une maison, de ses habitants à travers les temps, était faite de mille fragments de tonalités différentes que l’on essaie de recoudre, sans sortir néanmoins du cadre donné par les colombages. Il y a là une sorte de retour aux sources de ce qui fait l’insaisissable singularité d’une maison.  Et,  pour le moins que l’on puisse dire, une grande liberté par rapport aux conventions en vigueur.  

Ces écarts par rapport aux normes du bon goût des uns qui est le mauvais goût des autres nous intéressent : ils stimulent notre réflexion sur l’intégration du patrimoine à la modernité. Nous sommes tellement à court d’idées nouvelles que chercher du côté de la « pensée sauvage », de ceux qui créent  avec ce qu’ils ont matériellement et intellectuellement à portée de mains,   n’est pas une perte de temps. C’est en tous cas, une source d’étonnement face à tant de fraîcheur. On a l’impression que ces personnes habitent la maison qu’ils ont dessinée et rêvée à l’âge de cinq ans, la maison poétique qui seule résiste à l’envahissement de la maison-marchandise.

Juin 2016

(première parution dans s'Blättel de l'Association pour la sauvegarde de la maison alsacienne n° 6)