Quels villages dans 40 ans ?

Nota :« Alsace Nature » m'avait demandé une intervention sur le thème « quels villages dans 40 ans », dans le cadre de son 40 e anniversaire au printemps 2005. Ce texte avait été publié dans « Citoyen nature », mais sans ses illustrations. Celles-ci sont partiellement reproduites ici, délibérément sans légende. En annexe, on trouvera dates et localisations des documents utilisés.

En liminaire, je voudrais nous prévenir d'un malentendu. Je vais employer des mots tels que “société paysanne”, de “communauté de village”, et bien d'autres qui compte tenu de leur passage dans le langage courant, induisent immédiatement des représentations nostalgiques, passéistes et idéologiques conservatrives ou angéliques. Malgré le risque de dévoiement du sens de mon propos que comporte l'usage de ce vocabulaire, je persiste à l'utiliser dans la définition qu'en ont fait des fondateurs de l'histoire du village, tels que Marc Bloch, Henri Mendras et bien d'autres. Mon propos sera illustré principalement de reproductions de tableaux.
Un dimanche matin d'hiver, il était tôt, je traversais le Sundgau. Le hasard m'a fait traverser le village qui m'a tout appris, trente ans en arrière. J'ai eu une sensation douloureuse : les gens que j'avais connus et aimés étaient restés dans cet endroit. Les maisons, et avec les maisons l'âme, étaient partis à l'Ecomusée. L'un n'était plus un village. L'autre n'était pas un village.


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Pourtant, cette localité du Sundgau et l'Ecomusée sont également dénommés village par la plupart des gens. Même Disney appelle son parc Disney village. La réalité du village est indissociable de ses représentations symboliques. Une certaine réalité peut mourir, mais les symboles restent et se transforment.
La réalité du village : elle avait plus de mille ans, elle s'est éteinte sous nos yeux, en à peine deux générations. Cette réalité là se superposait parfaitement à l'image classique du village dans nos régions, telle que Dûrer en fixe les conventions de représenttaion il y a cinq siècles.
Le groupement de maisons autour d'un clocher, parfois de deux s'il y des catholiques et des protestants, un territoire cultivé, une limite, colline ou forêt, avec le prochain village, c'est une image cohérente avec la définition historique.


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Au sens historique, nos villages reflètent la fixation du peuplement après les grandes invasions. La trame de fond se met en place avant l'an mil.
Durant les trois siècles qui suivent, la population augmente, les défrichements s'étendent.

 
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La trame se remplit de lotissements au vrai sens du terme. Ce sont des créations d'entités foncières, avec leurs tenures paysannes qui comportent les lots destinés à la construction, les terrains à défricher et à cultiver. L'espace est saturé, les limites sont précises, même si l'indivision est le régime de larges pans du territoire. A l'intérieur des limites du territoire du village, le ban, la collectivité des habitants a les droits d'usage des terrains communaux, forêts et prés. Il y a des indivisions de forêts et de pâturages entre plusieurs villages.
La définition du village est ainsi fixée au Moyen-Age. Un village c'est avant tout une communauté humaine, qui a ou conquiert une reconnaissance de personne morale, supérieure à la somme des individus qui la composent. Car ces individus ont des statuts très différents, et relèvent souvent de juridictions différentes.
Cette communauté évolue dans un territoire , le finage. Lorsque le couple communauté et finage est constitué, le village existe et acquiert une quasi immortalité. Plus d'une fois, les hommes d'un village ont été tués jusqu'au dernier par les épidémies et les guerres.

 
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Il n'en a pas moins existé, en assez grand nombre, des villages virtuels. Leur communauté au sens juridique et leur finage perduraient toujours, même si les derniers habitants étaient morts cinq siècles auparavant.
Il suffit de suivre les limites des bans communaux pour découvrir souvent des excroissances, voire des enclaves. Elles sont les traces ultimes de ces villages virtuels qui on finis par être annexés par un village voisin, au bout de centaines d'années d'intrigues et de manœuvres.
Ce rappel historique montre l'extraordinaire capacité de résistance du village, pendant plus d'un millénaire, dans une allure générale assez conforme à l'image qui en a été imprimée dans notre inconscient par la répétition de l'imagerie. On a pu évoquer à ce sujet permanence et immobilisme. On pourrait tout aussi bien évoquer la formidable énergie vitale du village, qui a tout traversé.
Au delà de la forme, le ressort du dynamisme: le village n'a de sens qu'en tant qu' espace de la société paysanne. C'est une société autonome, même si elle englobée par une société plus large. Elle régit jusqu'à la limite de l'asphyxie le statut de chacun, elle impose les règles de cohabitation des individus et de survie du groupe. L'encadrement politico-religieux ne fait qu'accompagner des règles largement auto produites.
Ces règles n'ont pas besoin d'être formalisées. Elles reposent sur des cohérences internes humaines, sociales, territoriales, transmises oralement, qui vont former la culture propre à chaque village. Au-delà des nécessaires solidarités, des obligations communautaires, c'est cette culture qui fait le lien entre la nature et la micro- société humaine qui s'en est déjà détachée par sa rationalité technique, religieuse, politique même. A ce stade, corrigeons notre perception romantique : le village n'est pas le modèle d'intégration à la nature. Il s'est fait contre elle, en dépit d'elle. Mais le village, quand il construit ses mythes, ses légendes, ses tabous, nous montre l'obsession de nouer des échanges avec cette nature devenue étrangère.
Ces échanges affleurent, quand on gratte la couche superficielle des croyances religieuses, des comportements normalisés par la loi. Le propre de ces échanges est évidemment d'échapper à toute expression consciente rationnelle de leur sens.
J'ai eu la chance de pouvoir pénétrer dans l'intimité de l'un ou l'autre village et par touches successives de voir se dessiner un univers sacré du village non pas en tant qu'espace bâti et cultivé, constituant un paysage: on sait combien cette notion esthétique de “paysage” était étrangère à la société paysanne. Le paysage que construit la société paysanne est sur un autre plan, celui du magico-sacré . Dans ce village, une source discrète contient les âmes, celles des ancêtres et celle des enfants à naître. L'âme de l'étranger qui boira de cette eau à son insu sera captée par sa source, et résidera ici après sa mort.
Toutes les âmes ne résident pas dans la source. Celles qui n'ont pas trouvé le repos tournoient sous la forme d'un monstre volant annonciateur de catastrophes.
Dans un profond verger, les forces contraires à la fertilité s'incarnent en un énorme lièvre qui va tourmenter le bétail et les femmes enceintes. Et lorsque les conscrits du village vont quêter le bois pour le bûcher de Carnaval, leur comptine parle de l'hommage à rendre à une femme antique, maîtresse du monde sauvage et de la fertilité.

 
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Quant on m'a raconté ces choses, elles n'étaient plus que d'ultimes vestiges. Elles m'ont révélé que le village n'est pas seulement le cadre d'une société organisée pour vivre dans un territoire, et vivre de lui. C'est un microcosme qui donne à ses eaux, à ses cieux, un sens qui lui est propre et intime.
A ce point, le village nous apparaît comme une terre surmontée de sa propre hémisphère cosmique, une totalité.
Nous sommes certainement d'accord que cette totalité n'existe plus ni dans notre Alsace, ni dans nos pays, et que nous sommes très loin de son univers mental: nous ne pouvons que spéculer, aux confins de l'ethnologie et de l'histoire.
La question posée par l'exposé, qui était de trouver avec vous des pistes pour nos villages dans quarante ans, semble sans réponse. Il n'y a plus, il n'y aura plus jamais de village puisque les conditions et les besoins ont disparu. Vous avez tous entendu les propos de Michel Serres, qui nous dit que nous sommes au moment précis de notre sortie du néolithique. Plus rien ne nous relie mentalement à nos premiers ancêtres sédentaires et organisés en groupes sociaux solidarisés dans un espace de production.
Nous sortons du néolithique à reculons et sans nous en rendre compte. Nous ne savons pas trop ce qu'il y a de l'autre côté, dans notre dos. C'est ailleurs dans le monde que, pour un temps sans doute très bref, cette liaison va subsister en pointillés. En même temps qu'il nous rassure sur le fait que l'humanité n'a pas tout perdu , cet ailleurs nous permet de recomposer le village en imagination. J'en ai des petits bouts un peu partout, des voisins un peu partout.


 Voici mon voisin de l'Atlas qui m'a appris à labourer avec l'araire. Voici son village. Voici un rocher dans les Alpes du sud. Voici les premiers hommes chassés du paradis.
 
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Réalité historique morte et sociale périmée chez nous, est-ce que le village perdu cher à notre cœur n'était pas, symboliquement, culturellement, une reconstruction terrestre de notre aspiration au paradis ? C'est probablement ce qui s'est passé dans les années 1970, avec le phénomène de retour au village concomitant aux débuts de l'écologie politique. La passion de ces années là pour le village, de la part de chercheurs, de la part d'aventuriers en quête d'une renaturation de l'homme, apparaît bien , avec le recul, de cette essence spirituelle. D'autant plus qu'à ce moment là les villages étaient moribonds, propices à l'investissement en espoir de reconstruction de vies nouvelle dans des formes anciennes et poétiques.

 
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Certains villages, dans la forme figée de leur mort belle, ont pu être conservés, pas en Alsace. Une telle conservation globale, village et territoire, n'a pu se faire que dans des territoires très pauvres, colonisés par des gens très riches. Dans le Lubéron, dans le Tessin tout proche, il y a de tels villages qui sont figés dans cette beauté de la mort. A y voir de près, ce sont les résidences secondaires de l'élite qui ont permis d'embaumer ces monuments et d'immuniser leur environnement. Tant mieux si ça dure encore quarante ans. La société paysanne défunte mérite la reconnaissance de son génie, au moins autant que les palais de l'église, des rois et de la République.

 
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La perte de notre village à nous, celle de nos illusions, laisse une grande place pour un nouveau village. Il n'est pas plus grand, c'est nous qui sommes plus petits. Il augmente le nombre d'amis. Il nous fait partager plus de peines. J'ai vu deux fois mourir ce village du Sri Lanka. Les gens y vivaient de la récolte du corail et de sa transformation en chaux. Quand j'y suis retourné dix ans plus tard, les fours étaient en ruines et la population effondrée et dans la misère. Le gouvernement avait interdit le prélèvement du corail.


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Le village était mort pour une première fois, avant le tsunami. C'est une histoire tellement triste, mais en même temps nous venons de réaliser que la réalité du village mondial est dans les esprits. La globalisation est faite et la plupart des gens savent bien qu'ils habitent le même petit bout de l'univers. Il y a de quoi être optimiste pour les 40 ans à venir.
J'avais envie de vous dire toutes ces choses plutôt personnelles, intimes. Il y avait un tout autre angle d'attaque pour le sujet. On aurait pu parler de notre réalité et de notre responsabilité directe et immédiate, qui touche ces villages qu' aucune carte ne répertorie.
Ils ressemblent étrangement, pour partie, à la définition classique du village. Ce sont des communautés, qui sont parquées sur des territoires en friches. Elles se dotent de règles et de codes internes. De temps à autre, certains de ces nouveaux villageois arrivent par je ne sais par quel hasard à l'Ecomusée. Je les vois se métamorphoser, équarquiller les yeux de ravissement. La beauté de l'imbrication de la nature et de la construction humaine, la découverte d'une voûte céleste, enfin le ciel! , leur révèle la possibilité d'un monde différent.
Et je rêve aux villages qu'ils vont construire sur les ruines des ghettos. Avant quarante ans, j'espère.
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Marc Grodwohl,
printemps 2005
(première publication dans : CITOYEN NATURE, N°6-7, août 2005)

illustrations :
1. Obermorschwiller en 1978 et 2006
2. un village allemand peint par Albrecht Dürer (1494) et la migration des germains au Haut-Moyen-âge selon un manuel d'histoire de la période allemande (avant 1918)
3. Anselm Kiefer, Resurrexit 1973 (détail) et défrichement au Guilan (Iran) en 2007
4. après la 1ère Guerre mondiale dans le Haut-Rhin
5. Jérôme Bosch, Arnold Böcklin, Johann Heinrich Füssli
6. Très riches heures du Duc de Berry et labour près de Tahanaoute (Moyen Atlas)
7. Lucas Cranach l'Ancien et oratoire dans le Tessin
8. Lucas Cranach l'Ancien et verger à l'écomusée d'Alsace
9. Village près de Tahanaoute (Moyen-Atlas) et village désert du vieux Cruas (Ardèche, 1996)
10. Wedigama sur la côte sud-ouest du Stri-Lanka
11. interventions sur un mur en béton à l'écomusée d'Alsace août 2006