Recherche en cours:"être de" et "habiter ensemble"


L'enseigne de la "maison villageoise" abritant la mairie de Petit-Landau (Haut-Rhin): une invitation à reconnaître les objets comme un "système de signifiants" (Jean Baudrillard) qui nous éclaire sur ce qui peut, aujourd'hui "faire village". Cette enseigne a été réalisée par M. Emile Escher, auteur également de la crèche de l'église du même village.

Interroger, à nouveau, le village

Mes travaux sont partis de Gommersdorf dans le Sundgau au sud de l'Alsace, que je présente amplement dans ces pages. Ce village d'à peine 250 habitants a accueilli, à partir de 1971, des groupes de jeunes volontaires qui se proposaient de restaurer les maisons inhabitées. Le contexte était celui d'une profonde transformation sociale et culturelle du village, conséquente du remembrement agricole réalisé une dizaine d'années auparavant. L'espace bâti était dans un entre-deux : les fermes inhabitées (environ 1/3 du bâti) se livraient à une poétique et involontaire « esthétique de l'abandon », évocatrice de mort pour les habitants du village et prospective pour le groupe allogène de bénévoles, qui y voyaient une possibilité d'alliance entre la nature et la production de l'espace bâti. Parce que le travail des bénévoles était une forme d'offrande aux ancêtres du lieu, parce que leur courage était reconnu par la société locale, la « maison paysanne » jusqu'alors contre-valeur a été co-construite par les deux groupes en tant qu'objet symbolique. Ce processus s'est déroulé sur moins d'une décennie. A son terme, le village (et plus généralement la région) se sont appropriés l'objet symbolique et l'ont transposé dans le champ patrimonial (en tant que capital transmissible et transmetteur) et utilitaire. Ceci a conduit bien entendu à des adaptations, des emprunts au vocabulaire architectural des lotissements et d'une manière générale à la purge de tous les objets funèbres – parmi lesquels l'envahissement végétal-.
L'association quand à elle a transposé la poésie du village sur la page blanche d'un terrain d'Ungersheim, où fut entrepris la construction de l'Ecomusée d'Alsace à partir de 1980.
On peut résumer ce processus par le schéma ci-dessous :

 

Le projet d'écomusée était fondamentalement muséal, fondé sur l'organisation d'une collection de maisons –progressivement étendue à tous les objets témoins des transformations des milieux de vie au XXe siècle- . Il a été maintenu comme tel jusqu'en 2006. La population régionale l'a cependant construit, par sa pratique, son regard, ses modes de participation, comme un « village ». La dialectique du « vrai » et du « faux » village a suscité des éclairages sur la perception et la construction de l'authenticité, sur le rôle majeur de la fiction pour penser et expérimenter des modalités de production de l'habitat qui se feraient depuis la pensée et les pratiques des habitants. Ces dimensions scientifiques n'ont jamais pu être correctement diffusées en dehors du cercle des responsables et utilisateurs de l'écomusée. Il nous en reste une image finale à deux volets. L'un nous figure le village berceau de l'expérience, qui n'est peut-être pas tout à fait un village nous semble-t-il, ou du moins très loin du village que nous avons connu il y a près de quatre décennies. Le second volet est un village écomuséal, fictionnel, inventé de toutes pièces et dans lequel on était néanmoins confronté à des évidences villageoises, telles le rapport fonctionnel et organique d'un habitat au territoire, les réseaux de solidarité et d'inter- reconnaissance entre les personnes, la lisibilité d'un système décrit par les espaces, les hommes et les choses. J'ai dressé une manière de bilan de cela par une communication : « Patrimoine vernaculaire, bastion nostalgique ou laboratoire de nouveaux imaginaires partagés ? »au colloque « Le développement culturel : un avenir pour les territoires ? » les 17-18 avril 2008 organisé par l'Université de Nîmes.
L'un et l'autre volet se sont fermés, semblerait-il, sur l'intimité des souvenirs des quelques témoins et acteurs directs de cette histoire, si ne sont les quelques pages figurant sur ce site. Il m'a semblé que la dialecte du vrai et du faux village ne faisait aujourd'hui plus guère sens, par rapport à un enjeu dont nous sommes nombreux à souligner l'importance : le « développement socialement durable » auquel de fortes lignes donnent contenu et directions de travail : Nicole Mathieu a récemment soufflé, dans une tonique mise au point relative au concept de milieu urbain durable, sur la « poudre rhétorique » du développement durable, et nous remet en appétit avec le concept de « milieu de vie socialement durable ». Sous la réserve de mobiliser la sphère scientifique, et de « prendre l'utopie politique à la lettre pour produire un nouveau mode de connaissance », la démarche implique l'interdisciplinaire, le croisement territorialisé des données, l'inventivité méthodologique et enfin, ce qui conclut ma propre réflexion, le recours à un concept intégrateur : « le mode d'habiter ». Ce dernier devrait mettre à jour « les catégories au travers desquelles chaque habitant pense son rapport aux lieux, aux natures » en repérant « l'écart entre le réel et le rêvé, en particulier autour des catégories de « dedans/dehors », de « maison (chez soi/)/hors de chez soi…voie pour aller au fond de la question de qu'est la durabilité, du point de vue des consciences « ordinaires » et des logiques habitantes »(5).
Je ne pouvais qu'être stimulé par cette proposition, qui m'amène à questionner à nouveau mon terrain, le village, quelques décennies après qu'il ait commencé à me former. Deux villages se sont trouvés sur ma route, Petit-Landau et Kunheim, l'un et l'autre riverains du Rhin, le premier au sud du Haut-Rhin, le second au nord de ce département. Ils m'ont d'une certaine façon choisi plus que je ne les ai choisis, dans la mesure où se sont des villages ouverts.
A Petit-Landau, le hasard d'un enseignement de muséologie m'a fait revenir en 2007 : mon dernier passage remonte à 1983. J'étais alors brièvement intervenu avec l'association « Maisons paysannes d'Alsace »: nous y avions construit –et scénographié la construction- d'un arrêt de bus à colombages lors d'une « fête des rues ».
Les étudiants en muséologie ont travaillé sur un projet (fictif) d'exposition dans une maison inhabitée. Le récit de la propriétaire de cette maison, la façon dont les représentants du village sont intervenus dans la formation m'ont étonné par leur dynamisme ; j'ai cru deviner la possibilité d'un plan commun sous-jacent aux paroles des uns et des autres.
Des amitiés se sont nouées, et il m'a été facilité de rencontrer des habitants du village, de les entendre se raconter au sein du collectif auquel tous revendiquent leur appartenance, natifs du village ou non. J'ai noté ces paroles et les ai progressivement organisées en textes.  La méthode consiste à recueillir les paroles lors d'entretiens non directifs: cela révèle des éléments d'un système parlé, si on peut l'exprimer ainsi. Régulièrement, ces éléments sont croisés avec l'observation du système des objets –les maisons, l'intérieur, la scénographie et les détails des jardins etc.- ; je les regroupe en thèmes, sous la forme de petites fables qu'on pourrait peut-être comparer à un journal de fouilles archéologiques, avec ses découvertes objectivées, les possibilités qui se présentent parfois de rattacher d'emblée des fragments à un tout, ses notations personnelles marginales. Ce « journal de fouilles anthropologiques » procède ainsi par couches, méthode sans nul doute hétérodoxe mais qui présente l'avantage de pouvoir associer enquêteur et enquêtés, jusqu'à peut-être les confondre car seul le récit du village sur lui-même nous intéresse, à travers cette démarche.
Il était prévisible que ce récit exaltât la nostalgie de temps meilleurs ; il n'en a rien été, ou fort peu. Les habitants rencontrés décrivent avec précision pour quelles raisons et avec quels moyens le village a été davantage acteur que victime de ses transformations majeures.
Ces petits récits sont subjectifs, et assument leur émerveillement naïf devant des toutes petites choses : condition requise pour partager leur sens avec leurs auteurs et tenter de saisir, de l'intérieur, comment le village construit une représentation de lui-même. Le renoncement à la distance –dans la restitution des récits- renvoie au village une forme de « reconstruction utopique »( 2 ) de son histoire, de ses transformations et de sa volonté d'exister au monde. Ce travail provisoire dans sa forme et ses résultats est un début de controverse à l'idée reçue d'une rurbanisation généralisée ( 3 ) dans laquelle se dissoudraient des liens sociaux qui n'ont plus de raison d'être hors le système d'inter- reconnaissance et d'interdépendance de la société paysanne révolue ( 4 ).

Un premier point sur la recherche, sous l'angle de la construction du sentiment d'appartenance, a été présenté lors du colloque
«Ruralités européennes contemporaines : diversité et relations sociales » à Lyon du 12 au 14 novembre 2008, organisé par l'Association des ruralistes français (ARF) et le Laboratoire d'études rurales (LER).


Lire cette communication rapport d'étape


« Être de » et « habiter ensemble »: orientations et premières conclusions de la recherche

Les entretiens sont encore en cours. Il se dégage provisoirement des paroles recueillies, les lignes de force suivantes, structurant le discours des habitants de Petit-Landau et Kunheim sur leurs villages:

« Être de » et « habiter ensemble » sont les termes employés par nos interlocuteurs pour désigner le rapport des habitants au village. Ils ne sont pas ségrégationnistes, car ils nomment des réalités différentes. A Kunheim, « être de » affilie l'individu au monde des ancêtres du lieu, et implique l'adhésion à des règles individuelles et sociales : foi religieuse, code de l'honneur, préoccupation constante du consensus. « Habiter ensemble » engloberait ceux qui « sont » du lieu et les flux successifs des nouveaux habitants venus s'installer de la décennie 1970 à aujourd'hui.

« Habiter ensemble » procède d'une ligne de conduite des municipalités, traversant les mandatures, indistinctement de l'origine de l'exécutif communal. Elles inscrivent dans la contemporanéité les principes régulateurs de la société ancienne, près de 60 ans après le quasi effacement du lien communautaire agricole. La conscience historique apparaît comme un facteur très favorable à la continuité des fondements éthiques du « bon gouvernement local ».

L'éthique du développement villageois attache une grande importance à l'accueil. Au fonds d'ancien réseau de solidarités s'est surimposée une série d'expériences collectives, de 1939 au milieu des années 1960, qui ont confronté les sociétés locales à l'altérité . Elles sont à l'origine d'un recyclage des valeurs anciennes, transposées dans les nouveaux enjeux : industrialisation, urbanisation et aujourd'hui pensée territoriale et globalisation.

Les municipalités sont en charge de la production du consensus. L'activation de la conscience est de la compétence de personnes assurant la perméabilité entre « ceux d'ici » et leur système de références, et les nouveaux arrivants. Le rapport à l'immatériel, à l'avant et à l'au-delà, est construit par ces médiateurs indépendants des corps constitués. L'unité de la paroisse trouve ainsi, et elle aussi, une forme de substitut efficace dans le tissage des liens sociaux en ce qu'ils impliquent le sacré.

Les deux villages en cours d'étude nous montrent une adéquation entre un mode de gestion politique délibérément à long terme et une capacité à maintenir une cohésion sociale, quand bien même les cadres démographiques, agricoles et religieux anciens se sont effacés. Ni conservatoires, ni tout à fait dortoirs, ils restent bien plus organiques que planifiés, prévenants à l'égard de toute initiative individuelle porteuses de relations. Si le terme de patrimoine est rarement invoqué, il n'empêche que ces deux villages nous offrent une grande richesse de pratiques d'actualisation, de réappropriation, de mise en langage des architectures anciennes, nous offrant ainsi un troisième plan de recyclages réussis.

A l'idée de « métamorphose » qui donna son titre à un ouvrage récent au sujet du village contemporain et de qu'il renvoie à l'ethnologue de lui-même (3) –et en conséquence de désarroi devant la complexité d'un monde qu'il ne parvient plus à décrire même à l'échelle microcosmique d'un village-, je crois pouvoir apporter le complément d'une enquête, d'une quête, qui tente d'interroger les consciences d'être au village et, à travers cela, d'être au monde.
J'ai eu la chance de pouvoir mettre ces idées en discussion avec des étudiants en économie sociale et solidaire, et leurs remarques me conduiront le moment venu à identifier ce qui dans ce parcours sensible et délibérément candide pourrait ouvrir le chantier d'une construction méthodologique.
Les remarques portent aussi sur l'utilité d'étudier des microsociétés (toutes choses étant relatives) heureuses, ou du moins se décrivant comme telles…

(1) MATHIEU Nicole."Pour une construction interdisciplinaire du concept de milieu urbain durable",Natures Sciences Sociétés 14, 376-382 (2006), NSS Dialogues, EDP Sciences 2007, DOI: 10.1051/nss:2007005. Je remercie Josiane STOESSEL de m'avoir signalé ce texte fondateur. et:
MATHIEU Nicole,."Le village comme récit de soi" in "Villages cherchent visage".Les dossiers de demain n°7. Ed. Agence d'urbanisme de la région grenobloise. Mai 2009. http://www.aurg.org/ressource/publications/DD7.pdf
(2)  DUVIGNAUD Jean."Chebika », Ed. Gallimard, Paris 1968
(3) DIBIE Pascal. "Le village métamorphosé. Révolution dans la France profonde ", Ed.Plon, Paris 2006
(4) MENDRAS Henri. "Les sociétés paysannes ", Rééd. Gallimard, Paris, 1995