Tout feu, tout flamme

La forme des deux constructions dont il sera question ici est semblable, mais elles n’ont en commun  que leur matériau et sa technique d’édification. Ce sont des tours en bois croisés, une technique universelle car on la rencontre partout où les hommes ont défiché la forêt pour créer cultures et pâturages. L’architecte romain Vitruve, auteur d’un traité sur l’architecture au 1er siècle de notre ère, y voyait une des formes les plus anciennes les plus spontanées des constructions humaines. Au XVIe siècle déjà, lorsque l’on commença à s’intéresser aux coutumes et aux modes de vie des populations des campagnes, on notait la survivance de cette façon primitive de construire  –  « blockbau » –  dans les montagnes de Suisse et de Forêt-Noire. Et les colons du Nouveau Monde, au XVIII e et au XIXe siècle, ne faisaient pas autrement. C’est le même archétype de la maison première qui imprègne notre esprit lorsque nous pensons à la cabane au Canada,  ou voyons le coucou surgissant de son chalet suisse en rondins.

Dans un village proche de chez moi, immuablement chaque année  depuis 28 ans peu avant le 21 juin, je vois progresser  l’édification d’une tour en rondins. On l’aura compris, il s’agit d’un bûcher de la Saint-Jean. Coutume sympathique qui donne l’occasion aux habitants de tous âges de se rassembler autour d’un spectacle fascinant. On n’a vraiment rien à y redire même si le caractère hautement  immémorial  de la chose est discutable du point de vue de l’historien. La perpétuation de la tradition nécessite que chaque année les organisateurs apportent du nouveau. C’est le paradoxe de la tradition : elle persiste à la condition qu’elle  change sans cesse.

 Aussi en 2016, cette fête a-t-elle été placée sous l’égide du « Tout feu, toutes flammes », ce qui a permis d’offrir,  semble- t-il pour la première fois,  des tartes flambées au menu. Cette innovation impliquait de consentir un  effort d’imagination tout particulier. Ce sont donc deux tours en bois croisé qui furent dressées. Leurs sommets étaient reliés par une passerelle, sur laquelle s’élevait une troisième tour. Une construction audacieuse qui a demandé bien de la peine aux bénévoles. Je ne me moque aucunement de ces efforts et de leur but.

Chaque année, une grange y passe. 28 ans, 28 granges. Une forme moderne de la forêt primaire est le village encombré de constructions inutiles d’un autre âge. La forme moderne du défrichement est de les abattre,  comme ceux qui les construisirent il y a longtemps abattirent les chênes. Nous brûlons ces poutres. C’est un symbole fort : plus encore que de nettoyage , de purification.

L’autre construction en bois croisé, que nous rapprochons de la première, bien qu’elle n’ait rien à voir, est à 5 000 kilomètres de la précédente en Asie centrale. Le versant de l’Iran qui donne sur la mer Caspienne était une région pluvieuse et marécageuse, couverte d’épaisses forêts. Elle fut colonisée à partir de hameaux dans des clairières, d’où essaima le défrichement des marais et leur aménagement en rizières. Le bois abattu était utilisé sur le lieu même pour la construction de tours en bois croisé, en forme de pyramide tronquée comme nos bûchers de la Saint-Jean.  Au-delà d’une certaine hauteur, il faut que les côtés des constructions se rétrécissent progressivement pour la stabilité de l’ouvrage.

Ces tours de bois croisé, empilé sans aucun assemblage – l’expérience des constructeurs dans cette région a mis au point un ensemble de dispositifs antisismiques –  sont revêtues de torchis, puis entourées de galeries ouvragées en bois contrastant avec la rudesse de la tour centrale. Une flèche effilée en chaume de riz couronnait le tout.

Voici une quinzaine d’années, des Iraniens firent le pronostic d’une disparition rapide et totale  de ce genre de maisons – pourtant les seules qui résistaient aux tremblements de terre-.  Ils entreprirent le sauvetage d’une centaine d’entre elles, étudiées, démontées avec soin et reconstruites dans un écomusée, le premier de ce genre dans cette région du monde (Musée du patrimoine rural du Guilan).

Ici aussi, les rondins ont été empilés à nouveau, recroisés, tapissés de torchis. C’est une autre flamme, celle de la passion, celle des enseignements du passé qu’on ne veut laisser s’éteindre, qui s’est allumée ici. Coiffant les tours, les spirituels toits pointus de chaume semblent frémir dans le ciel comme autant de bougies.

Effectivement, ces empilements alsaciens et iraniens n’ont de commun que leur forme.

 

Juillet 2016

(première parution dans s'Blättel de l'Association pour la sauvegarde de la maison alsacienne n° de juillet 2016)