Valorisation du patrimoine en Kabylie

 

Ce texte de 1998 est à la charnière de deux époques : celle qui se termine a démontré la pertinence des nouvelles appropriations collectives du patrimoine inventées par le secteur associatif ; celle qui s'ouvre annonce la difficulté des institutions à penser leur rôle face à des initiatives alliant l'engouement désintéressé de passionnés et la production de richesses économiques et sociales devenues significatives. Par la suite, de nombreux exemples montreront que l'on a tenté de dupliquer les résultats, sans se préoccuper des alchimies humaines facteurs-clef du succès, dont l'économique était un « bénéfice collatéral » et non une finalité.


Figure 1 : le village d'Aourir

Sommaire

Introduction : l'Ecomusée d'Alsace, ou comment l'imaginaire s'est fait « ressource » pour un territoire

L'épuisement de la matière du monde habité ?

Remarques sur la poterie modelée féminine en Kabylie

Premières impressions sur la maison kabyle

Dans sa conférence inaugurale à ce colloque, Monsieur le Professeur Bernard Pecqueur a distingué le territoire donné, défini a priori par des limites politiques et administratives , du territoire construit, résultant a posteriori de la dynamique d'acteurs réunis pour résoudre des problèmes. Pour ma part, j'aurais envie d'évoquer une autre forme de territoire construit, le territoire de l'imaginaire, renvoyant ainsi, pour partie, à Umberto Eco( Eco 1985) et Marc Augé (Augé 1997). Je serai contraint d'employer les termes connotés, chargés, de « patrimoine » et d' « identité » sans pouvoir, faute de temps, les définir préalablement.

Je suis ici en réponse à une invitation amicale, dont je vais rapidement rappeler les circonstances. C'était en février 2006. J'étais alors directeur de l'Ecomusée d'Alsace, un musée créé à mon initiative 26 ans auparavant. J'ai reçu, je me le rappelle, trop vite et peut-être pas très bien, Malika Ahmed-Zaïd et Josiane Stoessel. Circonstance atténuante peut-être, le musée que je dirigeais était alors dans la plus grave crise d'une histoire traversée pourtant de nombreuses turbulences. Quelques mois plus tard, je quittais mes fonctions de direction du musée. A ceux qui croiseraient la communication de ce musée, notamment par le biais de son site internet, je précise que les choix culturels de ce musée sont aujourd'hui radicalement opposés à mon travail, cette mise au point s'imposant pour la crédibilité de mon positionnement éthique.

Selon la formule consacrée, je me trouvais disponible pour de nouvelles aventures. Parmi celles-ci, deux séjours en Kabylie, en octobre 2006 et en août 2007, en tout moins de trois semaines de terrain. C'est peu, même sous la conduite de maîtres de la qualité de M. et Mme Ahmed-Zaïd. 

Je limiterai mon propos aux perceptions, aux opinions d'un patricien du patrimoine, sur la base de visites de lieux et de rencontres très denses. Ces perceptions et opinions ne seront pas distanciées, puisqu'elles relèvent souvent du domaine des sentiments. J'ai participé ici, à des rencontres humaines dans lesquelles l'objet patrimonial était en quelque sorte un médium : pas seulement un pont entre des cultures, mais aussi un champ émotionnel partagé par des personnes que ni leur formation, ni leur nationalité, ni leur rôle, ne prédisposent à se rencontrer.

Bien sûr le patrimoine est une construction sociale en cours, quels que soient l'époque ou le territoire. Cette construction se fait plus ou moins bien selon la qualité des porteurs de projet que le hasard mettra en relations.

Les mécanismes de construction du patrimoine, aujourd'hui très largement identifiés et repérés par la recherche scientifique. Face à une grande richesse théorique, les chantiers sont rares et un peu partout dans le monde, les décideurs semblent singulièrement en panne d'idées, et en conséquence d'outils, pour lire le phénomène et y répondre par un accompagnement approprié. D'où le poids que je donne à l'imaginaire, pour nous libérer de ce qui s'est progressivement constitué en étau normatif.

Le titre de cet exposé en fait foi : on associe d'emblée le patrimoine à sa valorisation. Le terme de développement conforte la perception d'un patrimoine-investissement productif de recettes d'exploitation, directes ou induites. Le patrimoine « improductif » justifiant « des politiques de protection essentiellement perçues comme contraignantes par les acteurs privés (…) est de plus en plus perçu comme potentiellement créateur de richesses, ou du moins, d'attractivité pour le territoire » (François 2005)(1). C'est cette idée reçue que je vais tenter de mettre à mal. Je m'explique : la notion de « projets » qui est aussi dans le titre-valise de cette communication, s'exprime en applications réalistes et évaluées sur le terrain, sans quoi la réflexion tourne en circuit fermé.

L'Ecomusée d'Alsace, ou comment l'imaginaire s'est fait « ressource » pour un territoire
 

Quelques mots sur ma pratique du patrimoine, et son cadre territorial « donné ». J'ai travaillé pendant 35 ans en Alsace. Sur une telle durée la perception du territoire a, on s'en doute, considérablement changé.  Changements dans les limites du territoire, changement de sens des images qui lui sont associées.

Les limites ? Je n'entends pas les limites administratives et physiques. Je vise ces zones de frottement avec l'altérité, zones perméables grâce auxquelles une société locale peut se définir par échanges et confrontations pacifiques. Certes, dans cette région on se serait passé de ces interfaces là, conséquentes de trois guerres franco-allemandes. Longtemps la population de cette région a partagé une identité de province victime, blessée par le regard suspicieux de la France sur la germanité de sa culture populaire. Je ne veux pas développer ce propos, sinon pour insister sur un point. Ce que l'on a qualifié beaucoup plus tard de patrimoine- la langue, l'architecture, le paysage- a été , pendant les périodes d'annexion à l'Allemagne, magnifié comme un trésor que la région faisait fructifier pour le remettre un jour à la mère Patrie.

Des élites brillantes avaient créé un courant intellectuel et artistique, à fort impact populaire, qui a véritablement construit une culture régionale au début du XXe siècle. A travers ce mouvement puissant, la région a pu s'exprimer à travers un répertoire de formes symboliques,  communs à ses habitants,  outil de résistance à l'intégration à l'empire allemand.

Ce modèle de résistance culturelle a eu pour effet, c'était inévitable, de rendre plus ardu le dessein qu'il entendait servir : la France, de retour chez elle en Alsace,  n'avait guère l'emploi de cette identité là, quels qu'aient pu être ses fondements politiques profrançais. L'Après-guerre a été rude, notamment autour de la question linguistique et de l'éradication des dialectes germaniques.

Un autre effet induit par la construction politique de l'identité régionale a été la force des images et des symboles. Une fois éloigné la motivation politique de l'élaboration des images, celles-ci sont restées ; elles survivent encore assez largement aujourd'hui. Ces images n'ont bien sûr plus grand chose de commun avec leur sens premier, propagandiste efficace, porte-drapeau non violent. Elles se sont progressivement associées à une forme d'exotisme, cultivée par l'Alsace elle-même ; celle-ci assumait ainsi sa solitude dans une France qui ne la comprenait pas. Ces sentiments d'isolement ont été de ci, de là,  cultivés par les élites politiques ; ils ont nourri la thèse d'une région éternelle victime, tout en faisant allégeance à l'entreprise de nivellement culturel.

Enfant moi-même de cette Après-guerre, je porte bien sûr toutes les contradictions « identitaires » qui ont justifié mes engagements ultérieurs. J'étais donc préparé à trouver chez beaucoup de mes concitoyens  à la fois l'unanimisme régionaliste qu'on leur prête, et chez chacun  au moins deux appartenances fragmentées et opposées. Cette forme de schizophrénie a été amplement décrite et étudiée. Elles s'exprimait par une résistance têtue, sous le masque d'une allégeance exagérée à la culture dominante.

Trente cinq ans plus tard, l'identité régionale a perdu ce qui nourrissait son actualité et sa créativité, à côté de persistants immobilismes. L'affirmation d'appartenance à un collectif territorialisé, défini par ses rapports à la France et à l'Allemagne, a fait place comme ailleurs à des appartenances individuelles et apparemment conciliées de chaque personne à plusieurs cultures. La culture frontalière que l'on pourrait attendre est réduite à la portion congrue.

 

Figure 2 : les stéréotypes identitaires ont la vie dure, même s'ils ne rencontrent plus guère d'écho dans la population : extrait du carton d'invitation à la distribution annuelle des « bretzels d'or » le 6 octobre 2007 sous l'égide des collectivités. On a peine à croire que personne n'ait relu cette littérature issue tout droit de la propagande de l'Entre deux- guerres.
 

On imagine que ce qui fait patrimoine pour la population a énormément changé. Cela vaut la peine d'y regarder, dès lors que l'on entreprend de rapprocher les notions de patrimoine et de développement durable. Sémantiquement le patrimoine nous renvoie à des valeurs de transmission d'héritage, éventuellement élargi à chaque génération. On fait fructifier un patrimoine. Une illusion d'optique nous a fait considérer, assez longtemps, le patrimoine comme une richesse sédimentée. Ce n'est probablement plus vrai, pour deux raisons.

Premièrement, la masse des biens culturels réellement transmis est très faible, et encore je ne fais référence là qu'au patrimoine matériel, en visant entre autres l'architecture vernaculaire rurale ou urbaine, et les paysages.

Deuxièmement, la valeur affectée au patrimoine a changé. D'une manière générale, le patrimoine tend à se constituer en bien de consommation marchand et sa fonction de représentation culturelle collective s'est effacée, en même temps que le collectif. Pourtant, les patrimoines continuent à être produits quotidiennement, par des groupes socio-professionnels pris dans les drames de leur transformation. Mais ces patrimonialisations catégorielles ne participent plus guère à une représentation d'ensemble. Au contraire, elles élargissent le champ concurrentiel et accroissent encore la pression marchande, dans une surenchère paradoxale d'authenticité et de spectaculaire. Quant à la production patrimoniale de groupes contemporains, je pense bien sûr à ce qui peut s'élaborer dans nos périphéries, le sujet est tabou puis qu'il révèlerait un art communautariste, pensent certains.

Pour ne pas faire du sur-place avec ces considérations générales, qui font assez largement consensus aujourd'hui,  je vais montrer les étapes majeures du projet patrimonial que j'ai animé. On verra comment ce lieu et cette institution –deux notions bien distinctes- ont enchaîné les étapes et superposé des plans successifs, en six étapes qui se sont succédées dans le projet que j'ai conduit, mais qui ailleurs aujourd'hui sont des composantes simultanées ; j'observe cela notamment dans le projet du musée du patrimoine rural du Guilan en Iran, avec lequel j'ai l'honneur de coopérer.

Ces étapes peuvent être définies comme suit :

1. l'invention et la reconnaissance de l'architecture vernaculaire

2. la distinction de deux champs opérationnels : réhabilitation/réutilisation d'une part, sauvetage/muséographie d'autre part

3. la sacralisation : ouverture d'un musée au public

4. l'élargissement thématique : ethnoécosystèmes et nouveaux patrimoines

5. la prise de position face au fait régionaliste

6. la banalisation du patrimoine ethnologique, l'appartenance à des cultures multiples et le « retour à la nature »

 

Figure 3 : l'invention et la reconnaissance de l'architecture vernaculaire au début des années 1970 par l'association de jeunes volontaires « Maisons paysannes d'Alsace »

Figure 4 : la distinction de deux champs opérationnels : réhabilitation/réutilisation d'une part, sauvetage/muséographie d'autre part

Figure 5 : la sacralisation, ouverture d'un musée au public

Figure 6  : une scène quasi quotidienne à l'Ecomusée d'Alsace jusqu'en 2006 et à partir de son ouverture au public en 1984, le don d'une partie de soi par le don d'objets au musée, ici deux gravures, l'une antérieure à 1918 représentant l'Alsace coiffée de noir, en deuil de la France, l'autre le coq français écrasant l'aigle prussien après la victoire de 1918

Figure 7 : l'élargissement thématique : ethnoécosystèmes et nouveaux patrimoines

Figure 8 : la prise de position face au fait régionaliste.

Figure 9 : un exemple de prise de position face aux récupérations du fait régionaliste : les représentations de la coiffe alsacienne. Cette exposition réagissait à une affiche du Front National représentant une alsacienne coiffée d'un tchador, au moment des premiers affrontements sur le port du voile islamique à l'école en 1990. Courageusement, notre musée réagit au moyen d'une exposition mettant en regard les élaborations idéologiques des représentations de la coiffe féminine, dans le « folklore » ( ?) alsacien et dans l'Islam vu par l'Occident. Voir la publication.

Figure 10 : la banalisation du patrimoine ethnologique, l'appartenance à des cultures multiples, et le « retour à la nature »

Figure 11 :la coiffe alsacienne, mise en couleurs et mouvement contemporains(fête de la couleur à l'Ecomusée d'Alsace en 2000)

Figure 12 : On peut représenter graphiquement les actions initiales, puis l'élargissement des contenus du musée qui ont produit une muséographie combinatoire. On voit aussi comment la fragmentation du patrimoine –ou sa totalisation suivant le point de vue- est conjuguée à un environnement de plus en plus concurrentiel.

Figure 13: mise en relation de la diversification des contenus et de la fréquentation
 

A la représentation chronologique qui précède, j'ai superposé la courbe de fréquentation de l'écomusée d'Alsace ; cela montre comment révélateur la pratique patrimoniale, ne s'exerce plus nécessairement dans les musées. Mais on constate aussi que les musées ont un cycle indépendant des mutations de leur environnement, on peut parler, malheureusement, de « cycle produit », comme vont le montrer les tableaux suivants.

Sur ce tableau, apparaît clairement la forte croissance du nombre de visiteurs pendant les quinze premières années, période de non concurrence ou faible concurrence.

On remarque que pendant cette période le musée a diversifié de façon significative ses centres d'intérêt pour le visiteur.

Les années suivantes sont dans un contexte fortement concurrentiel – je n'ai pas le temps de m'étendre ici sur cette concurrence qui affecte au moins deux budgets, le budget financier et le budget en temps-.

Le musée fait beaucoup d'efforts pour être en phase avec les nouvelles attentes du public, et pourtant la fréquentation décline brutalement pour s'installer ensuite sur un plateau plus ou moins stable.

On voit qu'il n'y a pas de relation entre l'effort fait par le musée pour être en phase avec son époque, et la fréquentation.

Cela pose question bien sûr, et sépare clairement sur ce point les musées de plein air et les parcs d'attraction. Les bons parcs d'attraction peuvent compter sur des retours d'investissement quasiment mécaniques. On sait qu'ils renouvellent sans cesse leurs attractions, et le public augmente en conséquence. Alors, que se passe-t-il pour les musées de plein air ? Le cas est –il particulier à l'Ecomusée d'Alsace ?

Figure 14: comparaison des cycles de trois musées de plein air (dont deux de dernière génération) voisins, dans des pays différents : France, Suisse, Allemagne
 

Sur ce tableau, je compare l'Ecomusée d'Alsace à deux autres musées de la dernière génération, c'est-à-dire des musées des années 1965 à 1985, qui sont situés non loin de l'Ecomusée d'Alsace, mais dans des pays différents, Suisse et Allemagne.

A la base ces musées se ressemblent, et présentent de l'architecture vernaculaire. Ni le musée suisse, ni l'allemand, ne sont sortis de ce cadre premier, contrairement à l'Ecomusée d'Alsace.

Or pour Ballenberg en Suisse et l'Ecomusée d'Alsace, on constate des profils similaires : une montée en puissance très spectaculaire de la fréquentation, avec un pic qui avoisine 400 000 visiteurs, puis une phase descendante jusqu'à une stabilisation à – 25% du pic. Cela nous met sur une voie : une conception et une médiation du patrimoine très différents paraissent relever d'un modèle économique similaire.

 

Figure 15 : comparaison des cycles de 4 musées de plein air de 2e génération (années 1970) en Grande Bretagne
 

Ce tableau montre la situation pour des musées de même génération en Angleterre.

On retrouve le même profil au moins pour d'eux d'entre eux qui sont très comparables à l'Ecomusée d'Alsace du point de vue de leur ouverture thématique.

Un peu plus anciens qu'Ecomusée et Ballenberg, ils montrent qu'ils se sont durablement installés sur un plateau de fréquentation régulière.

Figure 16 : fréquentation des musées de première génération aux USA
 

Enfin, si l'on prend des musées plus anciens, qui ont aujourd'hui ente 115 et 60 ans, aux Etats-Unis et Europe du nord, on constate que ces musées sont depuis 30 ans sur la couche stable de fréquentation.

Figure 17 : fréquentation des musées de première génération en Europe du nord
 

Quelles conclusions peut-on tirer ?

Je dois les chiffres sur les musées étrangers à M. David de Haan, qui en tant que directeur du musée d'Ironbridge a voulu voici quelques années comprendre ce qui arrivait à son musée : une dynamique soutenue, d'incessants nouveaux projets, une notoriété nationale et internationale remarquable, et pourtant une baisse de fréquentation. David de Haan a ainsi démontré que les musées ont un cycle : forte croissance initiale, pic plus ou moins large – à cet égard le pic de près de dix ans de l'Ecomusée d'Alsace est exceptionnel, puis retombée rapide à un plateau qui ensuite est stable. Ce cycle paraît indépendant des conditions locales et nationales et de l'époque. L'étude de David de Haan nous montre que le musée est finalement un produit comme un autre, avec sa phase de maturité –une dizaine d'années- , sa phase de déclin puis sa stabilisation.

Je me limite à livrer le constat, ne voulant pas en tirer une règle générale, quoique…

Plusieurs facteurs sont à prendre en compte. La plupart des musées qui ont servi de base à l'étude ont un potentiel créatif et ne restent pas à ne rien faire en attendant le visiteur. Mais ils font en fonction de leurs moyens. Contrairement à une entreprise industrielle qui finance son développement par son activité, le musée doit faire appel à des concours extérieurs, publics ou privés. Il est rare que ces concours soient obtenus au moment vraiment utile ; en général ils finissent par être octroyés, mais trop tard pour avoir un effet de levier sur la fréquentation du musée et la rénovation de son image: à l'Ecomusée j'ai mis 18 ans à ouvrir une mine de potasse au public, 16 ans à mettre en service un train, etc.

Les rythmes des décisions publiques ne sont pas ceux d'une entreprise, et un musée de plein air est aussi une entreprise et même une assez grosse entreprise. Le deuxième point qui pénalise fortement les musées est la part dérisoire de leur budget affectée à la communication et à la publicité. Les bons musées, qui travaillent, le font sans pouvoir le faire savoir et progressivement sont enfermés par l'opinion publique dans leur image d'il y a 15 ou 20 ans.

 

Ce sont là des facteurs institutionnels et financiers structurels propres aux musées et spécialement aux musées de plein air qui sont sur un secteur concurrentiel très âpre, celui des loisirs familiaux.

Ces facteurs institutionnels s'ajoutent à ceux que nous avons identifiés, c'est que le fait même de muséifier le patrimoine populaire, après un certain temps d'émerveillement et de sacralisation, le banalise.

Pour conclure sur l'expérience de l'Ecomusée d'Alsace, on discerne comment le projet de l'association, dont l'écomusée n'était qu'un outil, s'est articulé à l'attente sociale, souvent en l'anticipant, et en tous les cas en l'intégrant après l'avoir décortiquée.

Il y a eu co-construction, entre militants, professionnels et population, par le biais des donations d'objets, des contributions citoyennes, d'un bénévolat impressionnant, et même par le comportement des gens en cours de visite.

Les questions soulevées par la population ont été entendues et le musée a fait l'effort d'y apporter une réponse qui lui était propre : en tant qu'institution dite scientifique assurément. Mais elle s'est s'arrogée une responsabilité politique, celle de pousser la haine et la peur de l'autre hors du champ identitaire dans laquelle elles peuvent prospérer. Nous avons occupé le terrain.

Cette triade, équipe muséale, génie du lieu, public impliqué à des degrés divers, ne pouvait être conduite que dans un cadre associatif, autorisant la liberté des choix et  l'autonomie de la pensée. La longévité, inhabituelle, du pilotage associatif pour une réalisation de cette ampleur en a assuré la crédibilité, renforcée par un succès public visible et parfois insolent.

L'expérience a montré comment s'élabore une appropriation patrimoniale collective. Elle débute ici, à contre-courant, par la réhabilitation des œuvres les plus négativement connotées : celles qui renvoient à un passé paysan rejeté à cause du regard méprisant jeté par l'autre. Des maisons en ruines délaissées, méprisées, en contradiction avec l'imagerie folklorico-touristique : celle-ci brandissait l'image de villages pimpants toujours habités par une population en costume traditionnel, ce qui ne pouvait qu'amplifier le rejet.

 Le travail de patrimonialisation, une fois franchie l'étape de la reconnaissance, a permis de faire dialoguer à nouveau le stéréotype et la réalité sociale. A cette étape, la maison paysanne devient une sorte d'enveloppe emblématique où, sous couvert de permanence, se reconstruisent les rapports entre la population, son territoire et son histoire. Dans cette enveloppe, les sous-groupes, ici des ouvriers du textile, là des mineurs de potasse,  vont à leur tour revendiquer une reconnaissance de ce qui leur est patrimoine spécifique. Si je peux me permettre l'image, la forme générale va se remplir par emboîtements identitaires gigognes. Ce jusqu'à l'implosion du système, dont les fragments viendront s'agréger autour de nouvelles forces d'attraction.

Pour dire vite, les pôles se recomposent autour de :

 

- premièrement l'expérimentation du collectif à travers des apprentissages ludiques du vivre ensemble. C'est la dimension « laboratoire de la ville » qui m' a été suggérée par Luc Gwiazdinski ( Gwiazdinski 2005).

 

- deuxièmement l'interrogation de la nature, en tant que substitut à la foi religieuse et réponse à la fin des idéologies.

 

Au regard de cette expérience, j'inviterais à considérer avec beaucoup d'attention l'automatisme associant le patrimoine à sa valorisation, et celle-ci au développement durable. En premier lieu, il y à s'inquiéter de ce que l'intégration de l'héritage culturel à la vie contemporaine nécessite d'être conditionnée ou cautionnée par des espoirs de valorisation marchande directe ou induite. La réalisation d'un potentiel économique peut-être, ou est, je n'en suis pas assuré, un passage nécessaire dans une phase de reconnaissance de ce patrimoine. Elle apporte des moyens contribuant à sa préservation physique, et une légitimation par des résultats mesurables à la seule aulne communément disponible, l'équivalence –argent (Jean-Luc Nancy).

 

Il me semble qu'à présent, on peut rencontrer dans les cercles décisionnaires une propension à inverser la proposition, et à dire, « cela peut avoir un impact économique, donc nous pouvons lui donner en tant qu'autorité publique le statut de patrimoine et y consacrer des fonds ». Réciproquement, quand on ne se représente pas, exemples à l'appui, une forme de rentabilisation, ce n'est pas du patrimoine.
 

L'épuisement de la matière du monde habité ?
 

 

Deuxième facteur de confusion. A certains égards, on peut, affectivement, esthétiquement, être porté à voir dans la destruction des paysages et des habitats traditionnels un épuisement de la matière même du monde habité. Par analogie, on viendra associer ce patrimoine non renouvelable aux gisements d'énergie fossile, au ciel, à l'eau. On comprend bien comment se forme cet amalgame symbolique et comment « ressource » prend un autre sens. Cela ne fait pas pour autant du paysage et du patrimoine vernaculaire un capital à gérer et à ménager en vue de la satisfaction de besoins vitaux futurs à peu près prévisibles et modélisables.

Figure 18 :  oliviers, Tizi Rached
 

Peut-être sommes-nous d'accord que les oliviers millénaires de Tizi-Rached ne trouvent pas la justification de leur maintien dans l'attente des millions de touristes chinois qui pourraient un jour venir les  contempler.

On sait bien, aussi,  que le patrimoine génétique de ces oliviers est sans doute déjà conservé et accaparé par les monstres de la biochimie américaine. Les arguments économiques et scientifiques appuyant l'intérêt de conserver ces oliviers sont faciles à démonter.

Par contre, j'attends toujours que l'on démonte et dénie l'évidence du beau et l'universalité de la poésie, surtout dans cette période où la divination de la nature revient en force. J'aurais beaucoup de peine à me laisser convaincre, car il faudrait que j'oublie mes 7 millions de visiteurs qui tous, toutes socio-cultures confondues, ont été confrontés à l'Ecomusée à l'évidence du beau et, partant, à une possibilité de la beauté dans l'espace quotidien futur.

Je ne défends pas une thèse rétroconservatrice. Les artistes émettent des signaux forts de nouvelles alliances entre science, culture et nature. « Au cours de ce siècle, on fera pousser directement des formes. On récoltera des meubles, par exemple », dit la styliste Li Ederkoort. Certainement cette créatrice a-t-elle vu les oliviers de Tizi-Rached. Elle a vu comment les Kabyles construisaient des oliviers et faisaient pousser des maisons.

Figures 19 et 20 : olivier et intérieur de maison en Grande Kabylie

 

Je suis assez convaincu qu'un des meilleurs emplois de la ressource patrimoniale est de nourrir une créativité maintenant épuisée par l'absence d'idées, en confrontant les oeuvres de deux civilisations alliées à la nature : celle à laquelle nous avons tourné irrévocablement le dos sur la terre entière, et celle que nous avons envie de construire.

Je vais vous donner un exemple, l'œuvre de Jerszy Seymour, qui est l'écho moderne de l'olivier et de la maison kabyles. Cet artiste part de deux matières, la terre et la pomme de terre. La terre dans laquelle ont poussé les pommes de terres est utilisée pour faire une forme, ou un moule. L'amidon sous-produit de la pomme de terre est coulé sur cette forme. Après durcissement de l'amidon, le meuble est terminé, autoportant, et on récupère la terre pour y planter des pommes de terre. L'artiste nous montre là, enfin, un visage du développement durable qui n'est pas cette litanie de peurs justifiant un assez inquiétant arsenal de normes, que j'appelle le développement grisâtre, couleur papier de bilans comptables recyclés. Il suggère la possibilité d'un projet de civilisation.

Figures 21 et 22 : Livings systems, une œuvre de Jerszy Seymour présentée au Vitra Design Museum à Weil am Rhein (D) du 14 juin au 16 septembre 2007

 

Avoir cette "Renaissance" en ligne d'horizon ne dédouane pas notre génération, et je crois qu'en Kabylie c'est tout à fait nécessaire et attendu, de s'appliquer à son travail de préservation du patrimoine, quitte à passer par des voies conventionnelles y compris celle des modes de valorisation maintenant connus, et sur lesquels il ne faut pas bâtir trop d'illusions. Mais il est vraiment nécessaire de mettre en perspective le travail patrimonial, sur une voie non utilitariste, en prenant le risque de choquer, d'apparaître à contre-courant. Les gens, je l'ai perçu clairement dans mes entretiens ici,  ne seront pas d'accord que l'on mente en ne montrant qu'une réalité révolue. Une dame à Aourir m'a dit « On ne va quand même pas rester pauvres, ou faire semblant d'être pauvres,  pour faire plaisir aux autres ».
 

A présent j'aimerais restituer quelques impressions sur le patrimoine kabyle. Ce sont des impressions, car je ne suis pas chargé d'une mission précise d'analyse et de proposition. Je ne veux pas frôler le terrain politique, je ne suis pas dans mon pays. M'étant ainsi affranchi, je peux exprimer une certaine tristesse. Où que je sois allé, j'ai eu ici des interlocuteurs qui avaient une clarté de propos sur  le sens à donner au patrimoine kabyle tout à fait exceptionnelle. J'ai ressenti une très grande énergie, et en même temps une difficulté à basculer dans l'action et je ne sais pas si cette difficulté est conjoncturelle ou structurelle. Il ne m'appartient évidemment pas de donner une opinion à ce sujet, mais je crois que quand cette difficulté sera franchie, il y a un ici espace de projet assez exceptionnel.

Le projet possible s'articule dans un premier temps autour de deux images fortes, la poterie féminine et la maison. Il suffit de consulter la pléiade de sites internet berbères pour prendre la mesure de la puissance de ces images et de leurs profondes résonances.
 

Remarques sur la poterie modelée féminine en Kabylie
 

Mon regard sur la poterie modelée féminine se fait depuis la France : j' y ai constaté la popularité de ce sujet. Je ne suis pas dupe de la tradition idéologique qui fait vibrer dans mon pays les registres de la berbérité d'une part, et du statut de la femme d'autre part. Je suis à vrai dire assez choqué par les commentaires sur l' « immémorialité » de la poterie modelée féminine, la « survivance de pratiques remontant au néolithique », et autres propos ethnocentristes dont par charité je ne citerai pas les sources.

Ce qui m'importe est que nous avons là un patrimoine que la France pour de bonnes ou mauvaises raisons a collecté, érigé au statut d'œuvre d'art à part entière, dans un processus qu'a décrit Pierre Guichard, dans une communication encore inédite à l'Ecole du Patrimoine(2). L'exposition récente « Ideqqi, art de femmes berbères » au Musée du Quai Branly (Musée des arts premiers) conforte l'actualité de l'intérêt français pour le sujet, quelques expositions dans des lieux privés ou public en région ayant annoncé le mouvement. J'espère qu'un autre colloque permettra à Pierre Guichard de présenter ici ses travaux sur le patrimoine européen et ses dimensions extraeuropéennes à travers le cas de la poterie kabyle, qu'il connaît très bien et qui me parait tout à fait fondamental pour l'étude de la constitution patrimoniale.

J'aborde ces rivages car j'ai été frappé par l'existence en France d'un considérable musée virtuel de la poterie kabyle. Ce musée sans murs est fait des objets rapportés par les français, notamment les coopérants, dans les années 1960. Ce sera l'affaire de l'historien de faire parler ces collectionneurs et de les amener à dire leurs intentions, les contextes et les circonstances, ce que ces objets présents dans leur environnement quotidien leur évoquent à chaque fois qu'ils les côtoient. Je constate que ces collections privées ont un statut de l'ordre du sacré. J'en ai rencontré des propriétaires, réellement inquiets du devenir de ces objets, car ils savent que leurs héritiers n'auront que faire de ces fragments d'une histoire tellement intime et secrète.

 

Du point de vue documentaire, ces objets sont précieux car leurs détenteurs ont une mémoire précise des lieux et des dates de leur acquisition. En parallèle aux collections publiques, il s'offre à nous la possibilité de constituer une collection à forte valeur ajoutée symbolique : car rien n'interdit de penser que les donateurs seraient heureux de les savoir préservées et utiles dans leur pays d'origine.

Sur le même sujet, j'ai cru comprendre qu'un musée de la poterie kabyle n'était pas à l'ordre du jour, alors que des collections existent et que se posera tôt ou tard la question de leur pérennité. Je profite de cette occasion pour rendre hommage au travail fait par Monsieur Dahmani.

A ce qui m'a été dit, on craint qu'un musée de collection thématique soit une forme de musée du passé, voué à n'avoir aucun public. Je peux parfaitement me représenter l'ennui de dizaines de mètres linéaires de vitrines remplies d'objets paraissant répétitifs. Mais c'est évacuer un peu vite le sujet. Dans un processus de reconnaissance du patrimoine, préalable à sa réappropriation, on n'a pas encore inventé autre chose de plus efficace que le musée en tant qu'instrument d'une nécessaire ritualisation de la transmission, de connaissance scientifique et de conservation. Il n'est pas nécessaire qu'un musée aligne des effectifs énormes de passagers dans un périmètre physique immuable. Un musée n'est pas un aéroport. Je peux me permettre cette proposition, car j'ai été efficace dans la constitution d'une fréquentation significative.

Il me semble qu'un musée de la poterie kabyle peut aussi être envisagé comme un dépôt donnant toutes les garanties de conservation des collections, et d'accessibilité de celles-ci à des chercheurs. On peut le concevoir, si le musée est aussi et surtout un centre de production, dotée d'une équipe capable de publier, de diffuser via le net, de concevoir des expositions temporaires ciblées sur des publics identifiés, selon un plan stratégique qui doit servir l'intérêt général du territoire. Autrement dit, un outil de recherche, d'interprétation et de diffusion.

En parallèle à la muséification pourrait s'engager une étude sérieuse sur la pérennisation, autant que faire se peut, de ce que j'appelle délibérément une tradition artistique. Ce n'est pas tant un savoir technique qui est en jeu ici, que la transmission d'une tradition vivante de lecture du monde, en mesure d'interpréter et d'intégrer le présent. Aussi évitons peut-être de légitimer des mesures d'accompagnement éventuelles de cet art, au titre de l'archaïsme des techniques et son cortège d'images associées, et retenons-en la dimension artistique. Cette dernière renvoie à des définitions juridiques de propriété artistique, qui peuvent peut-être s'avérer utiles.

Figure 23 : couverture de l'excellent catalogue de l'exposition « Ideqqi, art de femmes berbères » au Musée du Quai Branly (Musée des arts premiers)

Figure 24 : plat de l'Ouarsenis, vers 1909-1910, in supra, catalogue p.67

Figure 25 : plat de Mme Ouiza Bacha, 2007, in supra, catalogue p.64
 

Sans doute des menaces pèsent-elles sur cette tradition vivante. J'entends bien que la finalité économique de la production est probablement secondaire pour nombre de potières. Néanmoins il y a une production, et elle est écoulée. Est-ce dans des bons circuits, qui garantissent l'appréciation des œuvres à leur juste valeur culturelle, et le retour le plus équitable pour les artistes ? Je n'en suis pas assuré. La production artistique vient aussi d'une certaine manière cautionner une production semi- industrielle. Je ne suis pas certain qu'à terme, les standards industriels ne viennent pas conditionner la production artistique domestique, en se parant des atours de l'authenticité, en vidant le langage graphique de son sens et en faussant le référentiel des prix que le public est prêt à payer. C'est ce qui se passe partout.  Sous réserve d'études ethnologiques préalables, permettant de vérifier si des mesures d'accompagnement de l'art des potières sont nécessaires et légitimes, on peut anticiper et infléchir des évolutions prévisibles en agissant en amont sur le marché, à travers la détection des poches de clientèle avertie.
 

Premières impressions sur l'architecture vernaculaire: la maison kabyle


Figure 26 : ensemble conservé à Tizi Rached (photo Mazigh Laïssaoui)

Figure 27 : maison à Igounane

 

Deuxième porte-drapeau, l'emblématique maison kabyle. C'est un patrimoine socialement reconnu, aussi les trois quarts au moins du chemin  à faire sont derrière nous. Le devoir d'engager des actions semble faire consensus. Néanmoins, si cette architecture vernaculaire fait représentation collective, elle n'en est pas moins propriété et patrimoine privé, ce qu'on a tendance à oublier un peu partout.

La puissance publique dispose sans doute, ici comme ailleurs, d'une large palette d'outils. Ceux-ci vont de la protection réglementaire à l'incitation et l'accompagnement des initiatives privées, et peuvent inclure des dispositifs de régulation foncière intermédiaire.

La finalité des biens conservés ouvre elle aussi un large éventail de possibilités, que nous avons effleuré en évoquant l'exemple alsacien. En la matière tous ces possibles sont bons à saisir, sans dogmatisme car aucune forme d'expérience n'est exclusive des autres.

Deux questions d'architecture vernaculaire me paraissent pouvoir être réfléchies aujourd'hui sur un plan général. Ce sont la question du musée et la question du village, deux questions en miroir puisqu'elles interrogent chacune selon un point de vue différent le rapport entre le particulier et l'universel.

On peut donner deux exemples de musée qui veulent répondre à cette interrogation générale.

La première est celle des musées de civilisation, dont le Québec en particulier donne de brillants exemples, et je pense surtout au Musée canadien des civilisations à Hull (Ottawa). Ce n'est pas au hasard que je prends cette référence pour la Kabylie, car il me semble que les drames identitaires, l'écrasement physique de civilisations,  les rapports dominants-dominés ont été très sérieusement traités au Canada. Il en résulte une institution à vocation centrale et non centralisatrice, attractive pour un public international, tout en assurant avec dynamisme des services à la population locale, en matière culturelle et pédagogique.

Le titre de travail des concepteurs de ce musée était  « un musée pour le village global » et la réalisation est à la hauteur de la promesse. Ce musée met sur un même plan les cultures qui se sont opposées sur le territoire. Il contribue à la sagesse du monde, pas seulement en mettant en dialogue avec les autres cultures les héritages culturels qu'il a encharge. Il apporte aussi, « en creux »,  l'expérience de l'ethnocide, c'est un musée de la conscience qui a su éviter deux pièges majeurs : la magnification folklorique et la culpabilisation du visiteur face à des crimes du passé dont il n'est pas partie prenante.

Une autre représentation aussi forte est celle du musée qui vient se tisser et se retisser dans la trame d'un village ou d'une ville vivants et habités. Le musée travaille alors sur des extraits et des marges, ici une maison, là un jardin, là encore un carré de fouilles archéologiques. Ces vestiges stabilisés, mis en scène et en partage avec les visiteurs, impliquent un rôle d'accompagnement du musée dans les transformations de l'éthnoécosystème traditionnel, et en font par excellence un laboratoire d'expériences sociales. Cette vision, un peu angélique, mais qui a été matérialisée dans les années 1990 par au moins une réalisation au Portugal (Mertola), implique un cheminement commun des habitants et des professionnels, ethnologues, archéologues, muséographes. Dans cette représentation d'un possible travail de musée, on inverse la proposition canadienne : c'est « un village pour le musée global ».

 

Je ne vais pas m'étendre davantage sur le patrimoine bâti qui, je l'ai suggéré, ne gagne rien à être séparé de l'ethnoécosystème traditionnel dont il est un chaînon. Evoquant des approches muséographiques possible, je laisse transparaître mes convictions que rien ne pourra se faire sans un travail à pilotage local affirmé.

J'ai passé quelques jours au mois d'août dans un village et j'ai pu y mesurer combien l'organisation sociale du village kabyle est favorable à la réflexion collective et combien il est facile de s'entendre sur les préalables philosophiques et poétiques de l'action. Autant dire que là aussi j'ai le sentiment que l'essentiel de la route est déjà tracé, et que le reste n'est plus question que de volonté et de technique, dans les limites fixées par les circonstances bien sûr.

Je voudrais, pour terminer vous donner un exemple de ce que des solutions sont déjà présentes à l'état latent. Il suffit d'y prêter un peu attention. J'ai été très étonné, intéressé, par la façon dont se construit la maison neuve, par-dessus la maison ancienne. Les contraintes foncières font que la maison ancienne même vouée in fine à disparaître physiquement, reste la cellule basique de l'urbanisme organique du village. Il y a dans le déroulement du chantier une étape où la structure neuve en construction semble remplir une fonction enveloppante de la mémoire, comme si la nouvelle maison se nourrissait de la substance organique de l'ancienne. Il ne faudrait pas grand-chose pour que cette pratique empirique prenne le chemin sur lequel s'élaborera une culture contemporaine de la construction, alliant deux besoins avérés : celui de rendre visibles les traces, et celui de s'en détacher pour poursuivre la route.



Figures 28 et 29 : exemples de surbâtissement temporaire de la maison ancienne à Tizi Rached et Ath Yenni

Figure 30 : réoccupation du site du château de Mauren dans le Würmtal (D) ouvrant une excellente voie de réflexion sur une possibilité de concilier la conservation de traces et les exigences de surfaces et de confort nouveaux.

Figures 31, 32,33 : reconnaissance et étude du site du village déserté d'Igoufeff à Igounane et présentation du projet à la population du village.



 

Je terminerai en exprimant ma gratitude au village d'Igounane, dont je n'oublierai pas l'accueil, la collaboration, avec une mention particulière pour le berger qui nous a mis sur la bonne voie, celle d'un atelier spontané d'urbanisme, sur le terrain du village déserté d'Igoufeff. En l'espace de quelques jours, nous avons collectivement reconnu un espace de projet, avons élaboré une vision commune –et je boucle ici avec la nécessité de l'imaginaire-, l'avons exprimée en méthode de projet et exposé à la population du village. Mais cela c'est une autre histoire, qui appartient à ceux d'Igounane.
 

Marc Grodwohl (28.10.2007)

voir:

PECQUEUR Bernard
(Économiste et aménageur, UMR5194 PACTE, Université Joseph-Fourier (Grenoble 1)/CNRS, Institut de géographie alpine, Cité des Territoires, 14 bis avenue Marie-Reynoard, 38100 Grenoble, France). « Gestion durable des territoires, développement local et solidaire : regards croisés ». Compte rendu de colloque (Tizi Ouzou, Algérie, 28-29 octobre 2007). In Natures Sciences Sociétés 17, 299-301 (2009)
© NSS-Dialogues, EDP Sciences 2009
DOI: 10.1051/nss/2009049
Disponible en ligne sur : www.nss-journal.org

 

 

 

ALBANA PRESSET Claude, HAMEL Ernest, MORSLY Dalila, VIVIER Marie-France, « Ideqqi, Art de femmes berbères », Musée du quai Branly, 95 p., juin 2007

AUGE Marc, « La Guerre des rêves, exercices d'ethno-fiction », Ed. du Seuil, Paris 1997

ECO Umberto, « La Guerre du faux », Ed. Grasset, Paris 1985

FRANCOIS Hugues :« Pour une définition économique de la notion de patrimoine », communication au XLI e colloque de ASRDLF, « Villes et territoires face aux défis de la mondialisation », Dijon 5, 6 et 7 septembre 2005

GWIAZDINSKI Luc, RABIN Gilles : « Si la ville m'était contée », ed. Eyrolles, Paris 2005

PECQUEUR Bernard, « Le tournant territorial de l'économie globale », Actes du colloque international « Gestion durable des territoires, Développement local et solidaire », 28 et 29 octobre 2007, Ed. Université Mouloud Mammeri de Tizi Ouzou, Tizi Ouzou 2007

 

NOTES

(1) dans un texte de référence (supra), Hugues FRANCOIS (2005) analyse comment le patrimoine est le produit d'une opérations constructives, une ressource n'existant pas en soi. Dans un processus d'émergence, la ressource ne dépend pas tant de la dotation initiale que des intentions et perceptions des acteurs. Lorsque celles-ci sont engagées, les étapes suivantes sont la conservation, permettant de maintenir la valeur du bien, puis la mise en exposition (présentation au public) s'articulant avec la reconnaissance sociale du patrimoine. L'auteur insiste sur le « décalage qui peut se former entre la valeur fixée par le marché et celle attribuée par la population locale dans une optique de transmission ». Puis il introduit la notion de renouvellement, « forme particulière de conservation de la ressource par requalification » ou nouvel usage et nouvelle raison d'être du patrimoine.

(2) M. Pierre Guichard a livré une contribution aux « Entretiens du Patrimoine » , tenus à Paris du 19 au 21 mars 207 à l'initiative du Ministère de la culture, sous le titre « L'Europe musée du monde, le patrimoine européen et ses dimensions extra-européennes », publication à venir, contenant d'intéressants développements sur l'intérêt déjà ancien (milieu XIX e siècle) de l'Europe pour la poterie berbère.