Achèvement de l’inventaire de 19 maisons du XVIe et début XVIIe s. à Lutter (Jura alsacien)

Lutter, dans le Jura alsacien, présente un ensemble remarquable de maisons et de granges construites au XVIe et au début du XVIIe s., relativement bien conservées par rapport à leur état d’origine et dont certaines sont des objets d’exception.  Cependant, l’intérêt essentiel de cet ensemble architectural réside dans sa densité, un grand nombre de maisons pouvant être contextualisées par rapport à leurs voisines et contemporaines. On parle dans un tel cas de « fossilisation », l’essentiel de l’organisation construite ancienne ayant été maintenue même si les maisons elles-mêmes ont été sujettes à des transformations. On peut également se faire une opinion de la représentativité des constructions conservées à ce jour, par rapport à l’ensemble du bâti à un moment donné. Le censier des Habsbourg en 1592 recense 29 feux à Lutter. En première estimation, 11 maisons visibles de nos jours font partie sans discussion de celles recensées en 1592 et 12 leur sont d’assez peu postérieures.

Genèse du projet

« Préhistoire »

De 1972 à 1975, l’association « Maisons paysannes d’Alsace » prit en charge la restauration complète du « Tribunal" (17 rue de Kiffis) que ses propriétaires et habitants, la famille Sanner, ne pouvaient assumer. A cette occasion furent effectués de nombreux croquis, relevés, photographies, prises de notes qui ne furent jamais -faute de temps-, mis en forme de manière systématique. Une campagne de relevés et de photographies d’autres maisons fut menée en mai 1975, toujours par « Maisons paysannes d’Alsace ». Les travaux de restauration du « Tribunal » et la campagne de 1975 firent l’objet de publications succinctes[1]. La même association accompagna, dans la décennie 1980, plusieurs propriétaires dans leurs démarches en vue de l’obtention de subventions du Conseil général (Département) pour  la restauration de leur maison, et avec cela s’achevait une première époque de reconnaissance du patrimoine de Lutter.

Regain d’intérêt pour le patrimoine architectural de Lutter

Après une bonne trentaine d’années de silence apparent –mais durant lesquelles nombre de maisons de Lutter ont été restaurées par leurs propriétaires ou nouveaux habitants- le patrimoine architectural du village revient au premier plan de l’actualité, tant locale qu’internationale par un heureux concours de circonstances.

Le chantier de fouilles archéologiques de l’abri préhistorique de Saint-Joseph, sur le ban de Lutter, se termina sur une exposition à Lutter en automne 2012. L’intérêt porté par les habitants à ces travaux accéléra la création de l’association « Lutter en découverte ». Sa présidente Christine Verry nous contacta, pour poser les jalons d’une future étude des maisons de Lutter. A la même période, Messieurs Klaus Freckmann, Albrecht Bedal et Michael Goer, ce dernier président du Arbeitskreis für Hausforschung,  répondirent notre invitation de visiter le Sundgau (en compagnie de Thierry Fischer) et plus particulièrement les maisons du XVIe s. révélées par de récentes datations dendrochronologiques réalisées à son initiative en collaboration avec des communes.

Le village de Lutter fut particulièrement apprécié de ces trois spécialistes de l’archéologie de la maison. Ils décidèrent de faire de Lutter le but d’une excursion des congressistes du Arbeitskreis für Hausforschung, lors de leur congrès de 2014 à Bâle. Le président, M. Michael Goer, décida aussi de financer cinq datations dendrochrononologiques, sur le budget de l’administration qu’il dirige.

L’ensemble de ces facteurs positifs fut mis à profit par l’association « Lutter en découverte » pour organiser une réunion publique le 9 avril 2013, à laquelle furent conviés tous les habitants du village. Notre exposé fit le point sur les travaux anciens de « Maisons paysannes d’Alsace », sur ce que l’on sait des maisons de Lutter aujourd’hui, et des objectifs d’une future étude plus systématique que les précédentes. Lors de cette réunion il fut décidé de constituer un groupe de travail bénévole, chargé des relevés et de la documentation photographique, et des contacts préalables avec les propriétaires et les habitants. Car cela ne va pas de soi de pénétrer dans l’intimité des habitations, trouver les dates d’intervention qui conviennent, et assurer toutes les relations sociales et publiques qui conditionnement l’adhésion des habitants à la démarche.

Au vu de l’engagement des uns et des autres, la commune de Lutter décida de financer trois datations dendrochronologiques, confiées au bureau Archéolabs.

Méthode et résultats de l’inventaire (mai à août 2013)

L’engagement, pris en public le 9 avril 2013 devant 70 habitants de Lutter, était de réaliser d’ici le mois d’octobre de la même année un inventaire sommaire de toutes les maisons du village antérieures à 1630, en donnant à la commune la garantie qu’elle ne serait pas sollicitée financièrement au-delà des trois datations dendrochronologiques accordées.

L’inventaire sommaire a été principalement réalisé par Christine Verry, Luc Ferrandier, Peter Vollenhals et nous-même. Une campagne de repérage s’est déroulée du 22 mai au 19 août 2013, au terme de laquelle 19 monographies ont été réalisées, comprenant chacune :

-          Une analyse archéologique sommaire, accompagnée de toutes les photographies nécessaires

-          les relevés (plans, coupes, façades) à l’échelle du 1/50e. Ces relevés ont été sélectifs, ne retenant que les éléments organisationnels et architecturaux imputables à la construction originelle, et les informations permettant de saisir les principales modifications dont celle-ci a fait l’objet.

-          Des éléments d’analyse

-          le cas échéant le rapport d’expertise dendrochronologique

Un mot sur la méthode. Les prises de cote, observations et photographies ont occupé 8 jours pleins de terrain, pour une équipe de quatre personnes : Marc Grodwohl, Chritine Verry et Luc Ferrandier pour les notes, Petre Vollenhals pour les photographies. En raison du temps disponible temps que les uns et les autres pouvaient consacrer à ce travail, les relevés n’ont pas été exécutés sur place à l’échelle (comme c’est recommandé). D’autre part, on ne voulait pas prolonger exagérément la présence de notre groupe dans des maisons habitées et devenir importuns pour leurs habitants –bien que leur extrême gentillesse à tous et à toutes ne nous a jamais fait ressentir que nous les dérangions !-. Nous avons, en conséquence, mis les relevés au net en bureau. Cela, avec la rédaction des monographies, a représenté 200 heures de travail.1 h de terrain= 1 heure de bureau. En tout, 400 heures de travail, soit une moyenne grosso modo de 20 heures par maison.

Compte tenu de l’effort maximal ainsi consenti, la description des granges a été exclue de cette première phase, non que le sujet manque d’intérêt (bien au contraire) mais le cadre bénévole du travail et son planning imposaient de faire des choix.

De même on pourra être surpris que le bâtiment le plus spectaculaire, le « Tribunal » daté 1542 i ne figure pas dans ce corpus. Le matériau abondant collecté lors de sa restauration par « Maisons paysannes d’Alsace » au début des années 1970 n’a jamais été exploité systématiquement. Ce travail nécessitant à lui seul plusieurs semaines n’a pu entrer dans le cadre de cette enquête, où l’on a donné la priorité à une vue d’ensemble de la commune…d’autant que la vie continue et que les maisons sont sans cesse modifiées : les travaux apportent fugitivement de nouvelles informations et en font disparaître d’autres sous nos yeux. L’exploitation du matériel sur le Tribunal, qui lui ne bouge pas, sera pour plus tard.

Les 19  monographies ont été remises aux propriétaires ou habitants des maisons inventoriées, et transmises au Arbeitskreis für Hausforschung. Elles constituent la documentation de base, permettant de discuter le choix des prochains bâtiments à dater par dendrochronologie, cette dernière financée par le partenaire scientifique allemand.

Perspectives de la suite du programme

Il s’agit de tirer tous les enseignements de l’observation et de l’étude de Lutter en tant que village fossilisé, même si le qualificatif de « fossile » ne sera pas retenu car prêtant à des incompréhensions dommageables à la communication du projet et de ses résultats. Les perspectives ouvertes dès à présent par la richesse du terrain concernent la connaissance de la structure foncière et de ses évolutions dans la période concernée, le rapport individu/société, l’histoire culturelle, et enfin la description des écosytèmes.

Aux termes de l’étude, on aura une idée sans doute assez précise de la structure parcellaire du village au cours de différentes séquences de la période concernée, soit du milieu du XVIe s. au début du XVIIe s. On pourra sans doute en saisir les caractères stables, et les dynamiques de transformation. On compte beaucoup sur nos contacts dans la région bâloise, sur les effets du congrès de 2014, pour stimuler en parallèle une recherche d’archives sur la base des terriers[2], dans le but de renseigner l’identité des propriétaires des fonds et de leurs tenanciers. Des rapprochements entre l’observation archéologique et les sources d’archives pourraient être particulièrement fructueux pour comprendre, au fond, la relation d’un tenancier à sa maison et à ses moyens de production.

Ce dernier point est en rapport avec la question du rapport individu/société, au cœur de nos recherches ces dernières années. Plus précisément, comment l’espace public se constitue par fixation de normes communes d’une part, et fortes individualisations des façades d’autre part. Sur la base des relevés des objets datés, on peut proposer une typologie des formes d’habitat et à partir de cela esquisser une sociologie de Lutter au XVIe-début XVIIe s., ou du moins voir si l’on peut parler de groupes sociaux distincts caractérisés par des formes d’habitat qui leur seraient propres

Les dates de construction connues des maisons jusqu’à présent (8 sur un total de 23) se rattachent à deux périodes bien marquées : 1542-1562 et 1614-1621. On constate que la deuxième période a comporté non seulement des nouvelles constructions, mais aussi des rénovations lourdes (par exemple remplacement des charpentes) de maisons de la période précédente.


Le « Tribunal » (1542 i) ouvre le premier cycle (photographie 1972)


Daté 1621 d, le n° 54 rue de Kiffis clôt (provisoirement) le second cycle (photographie vers 1975)

Nos travaux, au cours de ces dernières années, ont constitué un corpus de 22 maisons du Sundgau, datées dans la période qui nous intéresse à Lutter, auxquelles s’ajoutent les trois dates obtenues pour les charpentes du château de Hagenthal-le-Bas. Il est donc possible de situer formes et techniques des charpentes de Lutter par rapport à d’autres contemporaines dans l’extrême sud de l’Alsace. Peut-être ce référentiel pourra-t-il s’étoffer d’exemples datés dans les régions jurassiennes limitrophes (Bâle-Campagne, Soleure et Jura). On pourra ainsi voir quelles sont les maisons conformes à une certaine norme générale de leur temps, et quelles sont celles qui s’en écartent (nous avons à ce jour déjà repéré plusieurs cas qui posent problème). Se portant sur Lutter, la focale fera apparaître des problématiques sociales et culturelles, à partir des choix très contrastés que firent des maîtres d’ouvrage différents au même moment : cela dans leurs recours à des techniques distinctes, mais aussi l’adoption par eux d’un style plutôt qu’un autre. On notera au passage que deux objets d’exception (1542 et 1621) ouvrent et ferment la période, le dernier dû à un architecte encore anonyme mais dont on a trouvé la marque dans plusieurs édifices religieux de la région.

La périodisation apparemment marquée des phases de constructions à Lutter pose évidemment la question des besoins et des ressources pour les satisfaire. Comment comprendre ce véritable « boom » de la construction de part et d’autre de 1500, puis ces 60 ans d’interruption jusqu’à un deuxième cycle de construction intensive au début du XVIIe s. ?  Les observations superficielles que l’on peut faire sur le nombre et la section des bois de charpente suivant les cycles, voire au sein d’un même cycle, attire l’attention sur un possible épuisement de la ressource forestière et indirectement une crise économique de l’exploitation du bois avec ses conséquences sur les possibilités d’investissement des familles. D’autre part, toutes les maisons ne sont pas forcément le fait d’investisseurs locaux. Les seigneurs fonciers ont pu investir dans leurs propres bâtiments. Des cas de constructions préfabriquées en des lieux assez éloignés sont envisageables, au vu du caractère franchement exogène de l’une ou l’autre charpente.

L’exploitation des revenus des dîmes et des séries de prix –s’il se trouvait des historiens prêts à relever le défi d’une recherche pluridisciplinaire- permettraient d’y voir plus clair dans la relation entre les cycles de fièvre constructive et de repos, et les cycles économiques locaux. Nous serons par cela conduits à questionner l’habitat de Lutter dans ses milieux et environnements, du finage du village aux réseaux d’échanges plus larges auxquels il participait et dont il tirait l’apparente aisance suggérée par les dimensions et la qualité des maisons.

Août 2013



[1] Steinmann Jacques. Das Gerichthaus in Lutter. Publications de l’association « Maisons paysannes d’Alsace » n°4. 1974. Grodwohl Marc. L’habitat des XVIe et XVIIe s. à Lutter. Publications de l’association « Maisons paysannes d’Alsace n°9.1977

[2] Inventaire en ligne Staatsarchiv Basel consulté le 20.07.13. Mikrofilme B 32 Abteilung 66: Beraine, Ausland, Nr. 11-24. Terriers du Chapitre cathédral et de la Domprobstei (1444-1484) (1497-1507). Censiers du Chapitre cathédral et des chapellenies Ste Marie (XVe s.), St André (XVe –XVIe s.) St Antoine ((1417 et 1427-1428), St Christophe (1445), Ste Marie Madeleine (1457). Description des dîmes, des cens du chapitre cathédral (1470).Chapitre cathédral, doyenné St Jean, censier (1471-1473). L’extraordinaire richesse des documents, lorsqu’ils sont exploités par des historiens chevronnés, ressort de travaux encore trop rares. On signalera : MUNCH Gérard, Les possessions et revenus de l’abbaye de Lucelle à Oltingue et dans le val de Lutter (XIIe-XVe s.). TSCHAEN Louis, Le rôle coutumier de la cour domaniale du Grand Chapitre de Bâle à Lutter-Brunn. TSCHAEN Louis. Les cadastres de la commune de Lutter aux XVIIIe et XIXe siècles. Ces trois articles in  Hégenheim et environs, Bulletin d’histoire du piémont jurassien de Bâle à Lucelle, n°12, 2008.