Un potier sri lankais avant le tsunami

Deux visites, à huit ans d'intervalle, révèlent les capacités d'adaptation d'une poterie traditionnelle du sud du Sri Lanka aux données du marché et des ressources en énergie. Elles montrent davantage une dynamique de changement que la résistance fataliste d'archaïsmes. L'article nous fait aussi partager l'ambiance d'un village côtier avant le tsunami.
Mon, notre, ami André Hiltenbrand possédait une petite auberge les pieds dans l’océan à Midigama, un peu au sud de Galle, un endroit où la greffe touristique n’avait pas pris. Entre l’auberge et le village sous forêt, il n’y avait que l’infernale route côtière et le train, ce train précisément dont la télévision nous a donné des images terrifiantes de pelotes de rails enchevêtrés et nouées par le tsunami. J’ai séjourné dans ce village par deux fois, en bénéficiant d’une très grande facilité de contacts, non seulement par la gentillesse des habitants, mais aussi grâce au charisme d’André Hiltenbrand qui était connu dans toute cette région sous le nom de « Papa ». C’étaient de très bonnes conditions pour partager la vie des gens, en particulier leur artisanat que j’ai vu dramatiquement s’effondrer entre mes deux séjours des hivers 1994/95 et 2002/03.
J’ai en particulier sympathisé avec le potier de Kumbalgama, hameau du village voisin, Waliyala, que je rejoignais à pied en marchant le long de la voie ferrée à travers la forêt.
La poterie est construite sur une terrasse taillée dans la pente d’une colline, et comporte une maison d’habitation à l’avant, prolongée à l’arrière par un appentis à une pente qui était couvert en palmes de coco en 2002, remplacé par des plaques de fibrociment lors de mon deuxième passage. Un atelier est aménagé dans la maison en ciment, donnant sur l’appentis.
Le bâtiment du four, à peine séparé de l’appentis, était également couvert, à deux pans, en palmes de coco. Comme c’était l’usage en général, les séparations verticales étaient en treillage du même matériau.
Figure 1 : vue sur la poterie, à droite l’habitation dont une pièce formant atelier donne sur l’appentis à l’arrière ; à gauche, le bâtiment du four et l’entrée de la poterie stricto sensu (1994)
Figure 2 : le bâtiment du four et l’entrée de la poterie, à droite premier contact avec notre hôte le potier M. Gudadasa (1994)
 
Lorsque nous pénétrons dans la poterie, nous laissons à notre gauche pour l’instant le four, et arrivons sous l’appentis où se trouvent le tour enterré, à peine émergeant du sol, pour pouvoir travailler accroupi. En face se trouve le tas de terre propre au tournage, recouvert de plastique pour éviter sa dessication.
Figure 3 : l’atelier ouvert, au fond le tour, au centre séchage de produits, à gauche le tour, à droite la terre prête au tournage (1994)
Figure 4 : démonstration du tournage d’un pot à fleurs, auquel je suis invité à participer (mais j’avoue mon incurable maladresse à centrer la terre) (1994)
 
Lors de cette première visite de fin 1994, la production en cours consistait principalement en marmites pour la cuisson du riz, dont une quantité importante était entassée pour séchage dans le bâtiment du four, et en grandes jattes à pied, décorées de filets d’engobe rouge, qui séchaient sous l’appentis.
Figure 5 : séchage des marmites à riz (1994)
Figure 6 : séchage des jattes à pied (1994)
Figure 7 : marmite à riz, pots et poêlon, collecte 1994
 
Lors de mon deuxième séjour, j’ai pu voir l’usage de ces pots et marmites dans le village de Midigama, où subsistaient quelques exemples d’organisation domestique traditionnelle, cela quand bien même l’habitation avait été reconstruite en ciment. Dans ce mode d’habitation ancien, le foyer est distinct de la maison principale, logé dans un bâtiment à claire-voie.
Nous avons vu deux cas.
Dans le premier cas, le foyer est posé sur une murette de maçonnerie adossée à l’un des murs, haute de plus d’un mèrte. Les chenets sont scellés, offrant deux aires de cuisson. L’une comprend trois pierres dressées, aux pas obliques vers l’intérieur du foyer, permettant la pose d’une marmite en terre cuite au-dessus du feu. L’autre est un U formé de trois briques sur chant, destiné à recevoir les braises du premier foyer.
Dans le second cas, le foyer est unique et à même le sol.
Dans les deux cas, le foyer est surmonté d’un plafond, semblant faire office de séchoir (à quoi ?) et de réserve de combustible, en l’occurrence des branchages et des coques de coco.
Contre un autre mur, des étagères forment vaisselier.


Figures 8 et 9 : cuisine à foyer surélevé


Figures 10 et 11 : cuisine à foyer au niveau du sol
 
De retour à l’atelier en 2002, 8 ans plus tard, je trouve toute la famille dans la maison devant la télévision, il est 14 heures, c’est le moment le plus chaud de la journée. Le potier me reconnaît aussitôt et me fait un accueil très  chaleureux. Sur le buffet, à côté des photographies du mariage et du service militaire,  trônent les photographies que je lui avais envoyées après mon premier passage. Nous passons à l’atelier où premier changement, M. Gudadasa ne tourne plus accroupi à même le sol de l’appentis. Le tour a été élevé légèrement au-dessus du sol, et le potier tourne désormais assis sur une petite chaise.
Figure 12 : changement de position lors du tournage en 2002 par rapport à 1993
 
La production en cours reproduit certes des formes que j’avais vues en 1993, notamment les jattes à pied, mais semble s’être élargie voire partiellement reconvertie dans la poterie décorative, avec la fabrication en grandes quantités de lions et de chiens, en terre pressée manuellement dans des formes, assemblée puis cuite et peinte. Un grand stock de tirelires en formes de fruits ou à décor floral, assez belles, était prêt pour la commercialisation. Les chiens et les tirelires m’ont fait penser à la locution alsacienne, « da mann lauft uff’m hund », « cet homme marche sur le chien », nos tirelires alsaciennes étant en forme de chien d’où cette expression, « vivre du chien ». Comme tous les autres produits de l’atelier, ces figurines sont commercialisées par un tiers, établi au bord de la route côtière, qui se fait touristique à l’approche de Wedigama.
Figure 13 : lions en terre cuite,  non encore peints
Figure 14 : figurines de chiens en cours de séchage et chiens et lions recouverts de la peinture d’apprêt
 
Comme lors de ma première visite, le four est vide. Horizontal, il contient quatre carneaux ouverts de bout en bout, chacun constituant foyer alimenté par des enveloppes de coco et de la balle de riz. Sur ces carneaux, passages de flamme, on dispose des tuiles mécaniques –qui ne cassent pas au feu, mystère- entre lesquelles des espaces sont laisszés libres pour le passage de flamme. Les poteries sont posées à cheval sur ces espaces et empilées en quinconce, la panse en haut, l’ensemble de la fournée formant dôme. Le dôme est couvert de tessons, pots perdus, recouverts de paille puis de terre. La fumée s’échappe par des tuyères dans la partie maçonnée et fixe du four, qui font également office de registres de tirage.
Figure 15 : croquis du four, état en 2002

Figure 16 : mode opératoire de l’enfournement (2002)
Figure 17 : tas de tirelires : hétérogénéité de la cuisson avec nombreuses pièces en réduction (2002)


Figure 18 et 19 : collecte d’échantillons 2002-tirelires, lampes à huile, couvercles
 
Lorsque je reviens au croquis du même four en 1994, je constate qu’il a été modifié depuis de façon conséquente. Dans le premier état observé, le four comportait deux chambres, la plus longue avec les foyers- carneaux venant buter sur un muret transversal ; au-delà de ce muret, les carneaux reprennent hors flamme. Ce dispositif tient compte de la difficulté à maintenir une flamme dans chacun des carneaux, longs de 2,40 m, jusqu’au fond du four, et est peut être conséquent de la disponibilité en combustible.  Il permet le contrôle du tirage et ménage à l’arrière du four une zone plus froide. Lors de cette première visite, M. Gudadasa me disait commencer la cuisson par une première séquence de 7 heures à petit feu, suivie le reste du premier jour par un grand feu, les braises étant apportées par les coques de coco et la flamme par la balle de riz. Les deuxième et troisième jour, la température est maintenue uniquement par de la balle de riz.
La suppression de cette deuxième chambre modifie assez fondamentalement l’économie de la cuisson, mais je n’ai pas d’information sur les raisons de ce changement.

Figure 20 : croquis du four en 1994
Figure 21 : état après défournement en 1994
 
En conclusion, ces deux visites nous ont montré des états assez différents d’une poterie traditionnelle, à huit ans de distance, au même moment de l’année (fin décembre). Les changements intervenus n’affectent cependant pas les conditions du travail qui à toutes les étapes, reste strictement manuel.   Sans pouvoir nous appuyer sur un catalogue exhaustif, nous constatons que la production semble s’être diversifiée en donnant une place très visible aux articles décoratifs, faisant appel à une technique de pressage assemblage, alors que dans l’état premier le tournage semblait être exclusif.
La posture au tournage n’est plus la même, l’accroupissement asiatique sur le sol étant remplacé par la station sur une chaise, ce qui répond peut-être à une pathologie du potier. Enfin, l’économie de la cuisson a changé : elle traduit peut-être une disponibilité nouvelle de combustible, car dans le même temps les nombreux fours à chaux de ces villages côtiers se sont éteints.
Enfin, cette poterie paraissait isolée, tous nos informateurs nous ayant conduit vers elle seule. A quelques centaines de mètres de là, une petite usine produisait en 1994 des articles céramiques selon une technologie radicalement différente, par coulage de barbotine dans des formes en plâtre, et cuisson au four électrique. La poterie de M. Gudadasa n’est pas tant un réduit d’archaïsme, que la réponse à un besoin toujours existant de poterie culinaire réfractaire, production de bas de gamme soutenue économiquement par l’activité de céramique décorative. Elle est donc un remarquable exemple de la capacité d’adaptation de l’artisanat traditionnel aux évolutions du marché, et probablement aux ressources énergétiques.
Je ne sais pas, de toutes ces figures amicales de Midigama et Kumbalgama, qui a survécu au tsunami. J’étais lié à ces villages et à leurs habitants par André Hiltenbrand, un ami très cher qui se donna beaucoup à et pour l’Ecomusée d’Alsace, et qui eut un étrange rendez-vous avec la mort au moment même où ces villages sri-lankais qui lui étaient chers étaient balayés. Certainement mon ami le potier et sa famille ont-ils échappé au drame, leur maison était déjà un peu sur la hauteur.
 
Marc Grodwohl
(2003-2007)
 
Figure 22 : la famille Gudadasa devant sa maison (2002)
 
annexe 1 : poterie traditionnelle en Inde
 
Les modifications assez conséquentes apportées par M. Gudadasa à son four à huit ans d’intervalle interrogent évidemment sur les modèles de cuisson dans cette région du monde. L’ouvrage remarquable à tous égards de Jane Perryman –un modèle de rigueur et de précision, sous forme de journaux de bord de séjours chez des potiers couvrant l’ensemble du processus- donne des informations claires et détaillées, très bien illustrées,  sur cinq dispositifs de cuisson en Inde, que l’on peut contracter en quatre types :
-         la cuisson sur une aire circulaire à même le sol, sans dispositif construit permanent : le combustible est disposé sur la sole et entre les poteries, dont l’empilement forme dôme recouvert de tessons, de paille et de terre (Mimachal Pradesh, pages 36-39)
-         le four cylindrique, dans lequel les poteries sont empilées de façon à ménager l’alimentation combustible par le bas et à ménager une cheminée centrale (Delhi pages 60-61 et Tamil Nadu –au sud, face au Sri-Lanka, pages 114-115)
-         le four fosse, les poteries étant empilées en triangle sur le combustible étalé en fond de fosse, la couverture de l’empilement plat étant assurée de la même façon par des lits successifs de tessons, de paille et de terre (Kutch, pages 83-85)
-         et enfin, un four assez proche dans son principe de celui de M.Gudadasa constitué d’une paroi cylindrique maçonnée de faible hauteur, remplie de poteries empilées en dôme et couvertes selon la même technique que les exemples précédents et celui décrit dans notre article supra. On se reportera tout particulièrement à cet exemple pour compléter mon article, puisque je n’ai pas eu la chance de pouvoir suivre une cuisson (Gujarat, page 157)
 
PERRYMAN Jane, Poterie traditionnelle en Inde, Editions La Revue de la céramique et du verre,191p, Vendin-le-Viel 2005