Le « Grenier » de Lutter, aboutissement de 12 ans de ténacité

Voici plus de dix ans je relatais dans ces pages le « sauvetage in extremis d’une charpente de 1604 à Wolschwiller » en assortissant le titre de la mention « mission accomplie ». Je vous invite à voir ou revoir cet article consacré à un chantier d’urgence mené par l’association Lutter en découverte. A cette époque nous étions attelés à plein temps (bénévole bien sûr) au relevé et à l’étude des maisons XVIe s.-début XVIIe s. du village de Lutter au pied du Jura alsacien. Cette étude d’une envergure nous a-t-on dit unique pour l’habitat rural en France donna lieu à deux publications.

Un soir de 2013, sur la route du retour chez moi après une journée de relevés, je remarquai dans le village voisin de Lutter, Wolschwiller, qu’une partie des tuiles d’une grande maison en pierre avait été déposée, laissant apparaître  – et exposant aux intempéries la charpente du toit. Celle-ci était quasiment la copie conforme d’une maison de 1614 relevée le jour même à Lutter…

Elaboration du concept

C’était évidemment un crève-cœur d’imaginer la destruction prochaine de cette maison alors que dans le village voisin nous nous efforcions, Chritiner Verry, Luc Ferrandier, François Hengy et moi , de construire avec les habitants une meilleure compréhension de leur patrimoine. J’ai alors proposé à l’association « Lutter en découverte » de procéder au démontage de la charpente en vue, pourquoi pas,  d’un remontage ultérieur à Lutter. J’avais déjà une vague idée de ce que l’on pourrait en faire.

En effet, il y a régulièrement des amateurs et des curieux qui visitent Lutter, individuellement et en groupe. Ces visites, sauf à être commentées par des guides du cru,  laissent évidemment les visiteurs les plus intéressés sur leur faim : on ne peut pas entrer dans les maisons… et la contemplation des seuls extérieurs ne les renseignent ni sur les structures, ni sur les modes d’habiter, et encore moins sur l’histoire des techniques de construction. L’objectif de la reconstruction devenait clair : offrir aux visiteurs la possibilité d’entrer dans une partie de maison. Et en même temps, ancrer la redécouverte scientifique du patrimoine du village dans le corps social local (la restauration dans les années 1970 par chantiers de volontaires de l’auberge dite « Tribunal », de 1542, était loin…).

Une charpente remontée au sol, donc, libre d’accès pour tous, pouvant aussi accueillir des manifestations associatives ou familiales. Mais comment donner du sens, de l’intelligibilité, à un toit sans étages en-dessous ?  Ne pas répondre à ce problème aurait été une démission par rapport à l’objectif pédagogique du projet. La solution qui s’imposait était de rajouter au moins une structure donnant à lire le plan et les matériaux des étages d’habitation, traités sous la forme de ruine fictive avec  une bonne imbrication de fragments de murs, de tas de pierres et de végétation qui fondrait l’ensemble de la réalisation dans le milieu naturel préexistant. Soit deux modules en dur, toit et

Un troisième module au bord du ruisseau qui délimite ce petit havre de nature et de paix consistait en une pergola sur laquelle fixer panneaux d’expositions temporaires, toiles de projection nocturne et.

Figure 1 . Le premier acte : une maquette sommaire pour pouvoir discuter du projet, une fois le terrain choisi.

Restait à trouver un vocabulaire, un lien visuel entre les différents éléments afin qu’ils racontent une histoire. Celle-ci était toute trouvée. En 1986, le pignon de la maison-tour 42 rue de Kiffis, d’une hauteur de 15 mères au faîtage, s’était écroulait d’un coup. L’intérieur de la maison apparaissait en coupe, au sommet d’un immense  tas de pierres. On s’est inspiré de cet évènement pour évider en partie le mur pignon du « Grenier de Lutter ». Ultérieurement un mouvement de tas de pierres d’effondrement fera le lien entre les deux niveaux.

Figure 2. L’écroulement de la maison n° 42 rue de Kiffis en 1986

Figure 3. La brèche dans le pignon sera précédée par un tas de pierres d’écroulement, faisant le lien avec la structure de ruines qui, en avant-plan, matérialisera un des étages (état en mai 2023 à l’occasion d’une visite d’universitaires allemands)

On discuta de ces options auxquelles l’association adhéra, les attendus et limites du projet étant fixés par une « charte ». Car les idées fusaient de toute part et il fallait, au moins dans la phase de lancement, pouvoir se référer à un cadre commun.

Déroulement des opérations

Christine Verry, présidente de l’association « Lutter en Découverte » et François Hengy irremplaçable cheville ouvrière de cette dernière ont porté le projet, d’abord physiquement puisqu’il fallait démonter la charpente à Wolschwiller, la transporter Lutter pour l’entreposer sur un terrain mis à disposition. Puis ce terrain fut vendu et il fallut trouver un autre terrain de stockage provisoire, et à nouveau tout y transporter. A l’écomusée j’ai connu de semblables tribulations, trimballant des tas de poutres d’un lieu de stockage provisoire à l’autre. Bref…

En même temps se posait la question de l’emplacement de la reconstruction.  Finalement un terrain fut mis à disposition par la commune, dans un  bel endroit entre le ruisseau, la dernière maison ancienne du village au sud-est et le mur du cimetière, un lieu mi-sauvage mi-verger avec quelques arbres remarquables.

Figure 4. Premiers travaux d’implantation sur site, pour juger de l’effet visuel et tenir compte des végétaux à conserver

Figure 5 : implantation des trois modules, infographie de François Hengy

L’étape suivante fut le dépôt de permis de construire et la recherche de financements, longues démarches pendant lesquelles les bénévoles préparaient le terrain, recherchaient des matériaux (tuiles), déménageaient les tas de bois… Puis le   cadre réglementaire étant sécurisé, ce furent les fondations et la restauration de la charpente à partir de décembre 2021 par l’entreprise Pracht (Levoncourt) qui saisit l’opportunité de ce chantier très formateur pour une journée de travail et de présentation des Compagnons du Tour de France (40 charpentiers venus de la France entière ce jour- là !)

Figure 6. Affichette de la journée des charpentiers en 2021

Figure 7. La restauration et les compléments de charpente par greffes de bois neuf lorsque c’était nécessaire

Figure 8 : le projet s’inscrit enfin dans la paysage de lutter fin 2021

Figure 9 : le pignon arrière donnant sur les berges du ruisseau peut être entièrement ouvert, si besoin

Figure 10. La « brèche » sur pignon avant est fermée par une fine et élégante verrière exécutée par Pierre Grisweg, le talentueux forgeron de Lutter

Figure 11. La couverture en tuiles plates anciennes suit…

Figure 12 . La structure ancienne, datée par dendrochronologie de 1604,  laisse l’espace intérieur entièrement libre. Infographie de François Hengy, dit Franz. Franz a numérisé tous les relevés des maisons du village et nous recherchons une solution technique (et financière) pour les rendre accessibles en interactivité sur internet.

Et voici venu le temps, douze ans après le démontage de la charpente à Wolschwiller, de se poser (ce n’est qu’une image ..) et réunir tous les amis et soutiens pour une superbe fête le 21 décembre 2024, marquant l’achèvement des travaux. Pour souffler, respirer un grand coup avant l’étape suivante du projet : la réalisation de l’étage « ruiné » donnant à comprendre l’organisation interne de la maison, "clef" pour accéder à l’organisation des maisons anciennes de Lutter.

Figures 13-14. Aspects de la fête inaugurale et conviviale du 21 décembre 2024

On ne peut être qu’admiratif devant la qualité de la réalisation, l’énergie et la patience qu’il a fallu pour porter cette ambition douze années durant, voire quinze si l’on compte à partir du démarrage de l’étude du bâti ancien de Lutter. Une leçon de courage et de dévouement.

29 décembre 2024

voir également : le blog du grenier