Retour au Musée du patrimoine rural du Guilan

Lors de mon premier séjour au Guilan en 2003, on voyait encore au bord des grandes routes, par-ci ou par-là, l’une ou l’autre vieille maison. Les toits de chaume de certaines étaient comme ébouriffés. Leur manque d’entretien annonçait une fin très proche. D’autres étaient soignées, habitées et joyeuses. Lorsque nous nous rendions chaque matin au premier chantier de démontage de maison pour le futur musée, j’avais plaisir à voir au bord de la route entre Rasht et Rud Beneh un bel ensemble formé d’une habitation double et de dépendances, avec sa basse-cour de canards, son jardin de haricots à clôture tressée, ses ombres de peupliers (figures 1 et 2). La couverture de chaume enveloppait les deux parties de la maison, aux galeries impeccablement peintes de bleu et de gris. Derrière les tentures de la galerie, les enfants s’amusaient à  jouer à cache-cache avec le photographe.  Mais deux ans plus tard, les enfants avaient disparu. Les canards et les haricots aussi. Déjà le faîte du toit se disloquait  et des lambeaux de chaume pendouillaient assez tristement sur la façade au bleu encore éclatant (figure 3). Ce tableau était triste car nous avions vu des enfants  jouer là, peu avant. Et encore une année plus tard, il n’y avait plus rien. Où étaient passés les enfants ?







De retour au Guilan à la très amicale invitation de Mahmoud Taleghani, après six ans d’interruption, j’ai parcouru les mêmes routes. Nulle part ne subsistaient de ces maisons dont la découverte m’avait étonné, d’une certaine façon ramené à ma propre enfance. Il en reste bien sûr un certain nombre, à l’écart. Mais de part et d’autre des grandes routes, rien d’autre que des constructions neuves comme on en voit partout dans le monde. C’est là qu’on prend l’exacte mesure de l’œuvre du patrimoine rural du Guilan. Sans lui, le trésor d’architecture rurale du Guilan aurait été irrémédiablement perdu, pour l’Iran, pour l’humanité. Car ces maisons si spirituelles parlent à tous, à ceux qui y sont directement liés par la mémoire familiale, à tout homme sensible, et bien sûr aux spécialistes. Lorsque je donne en Alsace des conférences locales pour expliquer aux habitants d’un village ce que sont vraiment leurs maisons anciennes – car la chaîne de la transmission s’est interrompue et il faut tout recommencer, je parviens souvent à glisser des photographies de quelques maisons du Guilan. A chaque fois c’est l’émerveillement de mes compatriotes, qui  prennent conscience d’à quel point leur image de la culture de ce pays était fausse. Mais il y a aussi cet historien japonais de l’architecture, le Professeur Ota Kunio,  qui s’est présenté un jour sans prévenir à l’entrée de l’écomusée d’Alsace, demandant à me rencontrer. Il avait appris que j’avais séjourné au Guilan et avait pris à Tokyo  le premier avion pour l’Alsace, tant il était impatient de mettre en commun nos documentations sur cette région du monde dont il admirait l’architecture rurale !
 

Le Musée du patrimoine rural, ouvert au public en 2006,  est devenu le lieu unique de préservation de ces maisons. Elles sont fragiles, ce qui impose un entretien permanent et en conséquence la conservation vivante, efficace, de savoir-faire traditionnels. Mais qui habite ces maisons du musée? Les enfants, bien sûr. Par exemple Pouria Vaezi,  9 ans, qui visite le musée avec ses parents. C’est un jeune urbain. Mais tout de suite il adoré ces maisons, dit-il,  et il les observe de très près. Je lui demande de m’en faire un dessin, ce qu’il accepte gentiment (figure 4). Vraiment, il avait tout compris de l’architecture et du mode de vie et en a fait en trois coups de crayon une convaincante synthèse. Les ethnologues que nous sommes consacrent leur vie à essayer de comprendre. Certains comme moi vers la fin de leur parcours ont des doutes sur la possibilité d’une conclusion même provisoire. Les enfants qui, eux, savent habiter les maisons du musée, nous ouvrent la voie, nous poussent à regarder avec leurs yeux et aussi à penser le musée pour eux. Je crois qu’à un moment ou à un autre, les enfants de la maison évanouie au bord de la route de Rasht à Rud Beneh visiteront le musée et sans doute leur vie prendra-t-elle une toute autre couleur car quelque chose de leurs jeunes années a traversé le temps pour réparer des fractures qu’ils croyaient irréductibles.


 

Revenir au musée du Guilan six ans après le dernier séjour, c’est se laisser porter par un flux puissant d’informations et de sensations, charriant les blocs et les sables de la mémoire. Faut-il s’arrêter sur  la rive du fleuve, fixer l’image des choses et des temps qui passent, écrire ce que l’on pourrait en dire ?  Mahmoud Taleghani me l’a demandé, il attend de moi un rapport de mon séjour de juin 2015 pour Kandouj, la revue du musée. On dira donc quelques mots imparfaits.

La première revisite est un vendredi, le musée est plein à ras-bord de visiteurs se suivant à la queue-le-leu sur les sentiers étroits. Pourquoi l’image de l’entonnoir, du tube, s’impose—telle à moi ?  Il y a le grand et long parking, rasé sans interruption par le déferlement des camions sur la grande route. Puis il y a le haut de l’entonnoir, le pavillon d’entrée du musée, bien large. Et ensuite il y a ce long serpent humain qui se faufile entre les arbres. Cette analogie n’est pas péjorative du tout dans mon esprit. Le musée, vivant par son entremêlement avec la nature,  et les visiteurs font un même corps. Reste à voir comment le cerveau ou le poste de commandement du musée coordonnent ces flux d’énergie vitale, dans quels buts.





Les conditions de ce jour de forte fréquentation font que le professionnel du musée que je fus reprend le dessus. Aurai-je traité tel problème de la même façon ? Ou encore je découvre qu’une bonne solution a été trouvée ici à un problème que je ne savais pas résoudre. Toutes les questions pratiques et théoriques de cet ordre sont présentes à mon esprit à chaque instant. 

Dès les premiers pas, la musique traditionnelle emplit la fin de journée toute en pénombre de la forêt, nous porte jusqu’à l’éclaircie où est la rizière. Là nous voyons deux fois le ciel et la terre, verticalement et en même temps dans le miroir des parcelles inondées. Cinq femmes y travaillent courbées à l’équerre, repiquant le riz. La scène est belle, mais peut susciter une sorte de trouble. Il est normal que les femmes soient courbées lors de ce travail. Mais comme notre vision se fait depuis plus haut, que nous sommes séparés de la rizière par la clôture de bord de chemin, que le flux des visiteurs suivants dans la foule nous pousse à aller vite, on se sent un peu coupable d’admirer un tableau animé, un spectacle alors que ces femmes travaillent aussi durement ici que dans les rizières de production en dehors du musée.  Certes à l’écomusée d’Alsace, nous montrions pareillement le travail agricole, mais c’était celui du passé. La relation entre les gens qui faisaient et montraient, et ceux qui regardaient et apprenaient, était horizontale et sans barrière physique. Ici ce qui me gêne n’est pas ce qu’on montre, mais le point de vue vertical, en quelque sorte dominateur, que nous impose le parcours.

Je comprends très bien que cette scène soit une sorte d’électrochoc nécessaire,  transposant les visiteurs dans un imaginaire en totale rupture avec le milieu extérieur ordinaire. Sans cette imagination d’un ailleurs provoqué par l’alliance de la nature et l’agencement d’un lieu, que l’ethnologue Marc Augé qualifie de « bulle fictionnelle », comment le visiteur pourrait-il  concevoir le cadre dans lequel il organisera, suivant ses compétences et capacités propres, la foultitude d’informations que lui proposera le musée dans la suite du parcours ?

Concernant la forge, le rapport entre le public et l’action est inversé, puisque les visiteurs sont en contrebas de  l’aire de travail du forgeron. Comme dans le cas précédent de la rizière, ce dispositif a pour avantage de montrer la scène au plus grand nombre de spectateurs possibles. Mais je ne sais pas si cette forge était dès l’origine surélevée par rapport au sol environnant, ou si c’est une adaptation pour les besoins de la scénographie du musée. Cette question fait comprendre que dans la belle scène de la rizière baignée de musique, il y a quelque chose d’ambigu qui risque de fausser le regard du visiteur.

A un moment de cette première visite, nous nous écartons de la procession des visiteurs pour prendre un chemin fermé au public. Il mène à la clairière où l’on reconstruit un bâtiment très intéressant, en partie en rondins pièce sur pièce, en partie en galets appareillés en épis (comme les murs du village où j’habite). Il est évidemment passionnant pour tous les catégories du public de voir des constructions à différentes étapes d’avancement : cela est irremplaçable du point de vue pédagogique. Les visiteurs comprennent –et adhèrent affectivement- en voyant les choses se faire. Ils mesurent l’ingéniosité des constructeurs passés, l’utilisation des ressources naturelles locales, mais aussi la valeur du travail des artisans bâtisseurs du musée et le soin pris à la reconstruction. Alors, si le labeur des rizières est montré, on pourrait faire de même pour celui des bâtisseurs.






 

A l’écomusée d’Alsace, au lieu de dissimuler les chantiers, je m’arrangeais pour qu’il y en ait toujours plusieurs à la fois en cours devant le public, à des phases différentes d’avancement de la construction : ici les fondations, là l’ossature, ailleurs encore  la maçonnerie de terre etc. Au-delà de la démonstration directe, cela créait aussi un lien personnel entre certains visiteurs et certaines maisons : les maisons dont ils avaient pu suivre des étapes de construction devenaient en quelque sorte « les leurs ». Il est intéressant aussi de montrer aussi au public les compromis que les musées doivent faire, par exemple en utilisant ponctuellement l’outillage électrique, ou en remplaçant les bois d’origine trop dégradés par des bois de réemploi. De ce point de vue, on observe que les bois de remplacement mis en place dans les constructions du musée conservent les traces du sciage par tronçonneuse, ce qui permet de les distinguer, théoriquement, des bois de la construction initiale.

Dans les jours suivants, nous avons pu visiter le musée un jour de fréquentation plus fluide, et enfin un jour de fermeture au public. Il n’y a évidemment rien à dire, sinon que l’ensemble est remarquablement réussi, aussi bien les reconstructions que leurs aménagements périphériques et la coopération avec une nature respectée. Les visiteurs ne sont pas toujours passifs. Il y a la boutique où l’on peut emprunter des costumes traditionnels, dont on se revêt et dans lesquels on se fait photographier. Je comprends que cela puisse agacer certains muséologues puristes. En même temps, tout anthropologue digne de ce nom sait qu’il ne s’agit pas là de mauvais folklore commercial, mais d’une façon de renouer le fil des générations, d’envisager en quelque sorte un dialogue avec les ancêtres en endossant leurs habits. Et les prises de vues familiales en costume et en musique sont plutôt d’une gaité communicative.

Il n’y a pas que ces scènes démonstratives. Dans la lumière éparpillée du sous-bois, voilà une clôture dont l’un des poteaux est coiffé d’un grand chapeau de paille. Derrière,  une dame, une paysanne dans le sens le plus respectueux de ce terme, travaille dans son jardin, prend le temps de faire la causette, me fait admirer ses haricots. Ce n’est assurément pas une professionnelle du spectacle, seulement une personne qui fait avec cœur sa tâche et communique sa fierté sans façons (figures 5 et 6). On se serait cru dans n’importe quel « vrai » village.



Après tout,  le musée est peut-être un vrai village. Tout est à sa place, dans un bon ordre fonctionnel et écologique dont on sait bien qu’il repose sur une vigilance des responsables et de chacun à tout instant. Cet ordre n’a rien d’artificiel car on voit bien qu’il reflète la communauté de celles et ceux qui travaillent là ; il prouve qu’il y a une organisation rigoureuse. Mais, le plus important certainement, il émane du musée un projet de progrès. A la lisière du musée, à quelques pas de ses premières maisons, deux bâtiments neufs inspirés par les principes de l’architecture traditionnelle abritent l’un la maison d’hôtes, et l’autre l’administration du musée. La qualité des locaux de travail, la réponse qu’ils apportent aux besoins de confort et de dignité de tous les salariés, montre qu’il y a ici une exigence d’exemplarité. La maison des hôtes accueille chercheurs nationaux et étrangers. En quittant déjà avec nostalgie le Guilan, je songeais à comment qualifier ce que j’avais vu. C’est bien sûr une institution muséale très bien tenue. Mais, au fond,  c’est surtout un domaine idéal  où les talents des hommes et les ressources de la nature sont cultivés avec soin, selon une vision d’ensemble qui répond aux besoins de la société du moment et anticipe sur un futur auquel  on a plus que jamais envie, besoin, de croire.

(2015)

Un exemple de reconstruction dans le cadre du musée: la maison démontée à Gasht

 

Gasht 2003



Gasht 2003

Gasht 2003

La maison de Gasht vue en 2015 sous le même angle que l'image précédente, telle que reconstruite au Musée du Guilan

 

La galerie (il s'agit d'une maison comportant deux logements) in situ en 2003

La galerie vue sous le même angle, après reconstruction au Musée du Guilan (2015)

 

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Liens

Le site internet de l'organisation support du Musée:

Institut de Recherches appliquées pour la culture iranienne (IRACI)